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Livre I – Premier extrait

Tuidi, 2 Melfina de l’an 5002

 

Peu après l’aube, ils étaient sortis de la ville dans un carrosse noir tiré par quatre chevaux. Ils avaient pris la direction de l’ouest et avaient roulé pendant plus d’une demi-journée à travers le Val de Myr, les plaines de la vallée entre les deux chaînes de montagnes qui encerclaient la ville.

Asuna ajusta son armure de cuir noir moulant, cadeau de son amant. Elle était parfaite pour son travail d’assassin et d’une facture de grande qualité, mais après une demi-journée assise dans un carrosse exigu, elle avait hâte de se délier les jambes. Celle qui s’était fait une réputation de dangereuse assassin, au point de se mériter le sobriquet d’Ange de la Mort, escortait aujourd’hui le Grand Maître Lukar, chef de la plus puissante guilde d’assassins de la ville, le Cercle des Ténèbres. Lukar était vieux et mourant depuis des années. Il portait de riches vêtements et malgré son âge, avait toujours un port noble et gracieux.

Asuna l’érinye, sa première lieutenante, l’observait en silence, remarquant qu’il ne semblait pas avoir toussé ni tremblé depuis leur départ. Se sentant observé, le vieil homme lut la surprise dans les yeux de l’érinye. Il toussa à deux ou trois reprises et recommença à trembler doucement. Il lui fit un clin d’œil :

— Les apparences Asuna… les apparences sont plus importantes que la réalité, elles servent à masquer la vérité. Ces jours-ci, mieux vaut qu’on me croie faible et sénile… parce qu’on ne me verra pas comme une menace. Il marqua une pause pour voir le sourire sur le visage d’Asuna. La boîte à ta droite, dit-il, en pointant une boîte en bois noire déposée sur le coussin en velours bleu du carrosse près de l’ange noir. Lorsque nous reviendrons, garde-la et cache-la grâce à ton anneau magique. Promets-moi de l’ouvrir quand je serai mort… c’est important !

Asuna plaisanta, ne prenant pas la remarque au sérieux.

— Vous avez encore des années devant vous Maître Lukar. Vous ne devriez pas parler comme ça !

Le vieil homme sourit et dit :

— Je me souviens quand tu es arrivée au Cercle. Tu as toujours été la plus talentueuse d’entre nous. Ma première élève. Je t’ai toujours considérée comme ma fille… même si tu dois avoir cent fois mon âge… Tu as toujours été ma fierté. Il regarda les grands yeux rouges de l’érinye et y vit la satisfaction de se voir ainsi complimentée. Je serai mort avant la fin de la semaine. Tu pourrais l’empêcher, mais ce n’est pas ce que je veux… J’ai plus de 91 ans, c’est plus que la plupart des humains atteindront et mon temps est révolu. Mais toi tu dois rester et exécuter ma dernière volonté. Tu vas comprendre, nous arrivons au camp…

À ces mots, le carrosse arriva en vue d’un camp de fortune composé d’une trentaine de chariots. Les chariots étaient peints de couleurs flamboyantes. Partout, des gitans vêtus de leurs vêtements colorés s’affairaient. Des enfants jouaient et couraient au-devant du carrosse, des hommes prenaient soin de chevaux ou travaillait à confectionner des articles faits de cuir. Asuna vit de superbes ceintures et deux armures d’une facture aussi délicate que la sienne. L’artisan qui les confectionnait exécutait son travail avec minutie assis sur un tabouret devant sa roulotte.

Dès que la porte du carrosse s’ouvrit, ils furent accueillis par un mélange d’odeurs d’épices, de feu de bois et de chevaux.

Au centre du camp des gitans du Rosu Vardos se tenait une grande roulotte rouge. Une vieille dame presque aussi vieille que le Grand Maître en sortie, aidé par un homme qui devait avoir le début de la soixantaine.

Asuna fut tout de suite surprise par la ressemblance entre le gitan et le Grand Maître, mais ne fit aucun commentaire.

Les deux assassins descendirent du carrosse et furent accueillis par la vieille femme, visiblement heureuse de les voir. Asuna remarqua que le camp n’avait pas été installé depuis très longtemps. Les gitans venaient sans doute d’arriver en même temps que le début de l’été. Les romanichels étaient persécutés par les diverses fois de l’Empire, car ils étaient réputés suivre les anciens dieux et s’adonner à la sorcellerie et la magie noire… Ils n’étaient donc pas non plus bien vus au Godehard où la population était très superstitieuse et où bon nombre des leurs avaient été brûlés par la terrible inquisition.

— Asuna, je te présente Madame Zorna, la Raunie, ou Oracle si tu préfères, des Rosu Vardos… un groupe de gitans qui vient chaque année passer l’été au bord de la ville, dit Lukar en pointant la vieille femme. Puis en pointant le jeune homme, il ajouta : et voici mon fils, Tanzick…

Asuna, masquant sa surprise, les salua et ils entrèrent par la suite dans la roulotte rouge de Zorna.

La roulotte, ou vardos dans la langue des romanichels, était très spacieuse. Elle comprenait, en plus d’un lit et des appartements spartiates de Zorna, une table pour recevoir des invités et un télescope pointant vers le plafond qui s’ouvrait au moyen d’un mécanisme de poulie. Partout, les murs étaient placardés de cartes représentant les diverses constellations. Une forte odeur d’encens et d’herbes aromatiques embaumait l’air.

Zorna les invita à prendre place et dit à Lukar en sortant un rouleau de parchemin et un jeu de Tarok :

— Je t’ai préparé ce que tu m’as demandé Lukar. Elle se tourna vers Asuna et dit : c’est elle la petite dont tu me parlais ? Est-elle assez proche de « L’Empereur Noir » pour que mes divinations fonctionnent ?

— La petite ?!? s’esclaffa l’érinye. Vous ne manquez pas d’air… et qui est cet « Empereur Noir » ? ajouta Asuna, quelque peu courroucée par les commentaires de la diseuse de bonne aventure.

Zorna plaisanta :

— Regarde-moi, je pourrais être ta grand-mère ! Mais je vois à tes yeux une âme beaucoup plus vieille que la beauté et la jeunesse apparente de ton visage le laisse présager… Malgré les apparences, tu n’es pas humaine et tu es beaucoup plus vieille que tu ne le laisses croire… d’où ta colère. Je me trompe ??? Si c’est le cas, excuse-moi, j’ai été présomptueuse.

Asuna sourit et répondit :

— Vous ne vous trompez pas. Je foule le sol de ce monde depuis plusieurs siècles, le temps à peu d’emprise sur moi… Vous êtes perspicace, espérons que vos prédictions sont aussi bonnes que vos déductions. Mais vous n’avez pas répondu à ma question : qui est cet « Empereur Noir » ?

— C’est Dimitriel, ton ancien élève… et amant dit le Grand Maître.

Asuna se renfrogna

— C’est donc parce que je suis… proche de lui que vous m’avez fait venir ? demanda-t-elle.

— C’est une des trois raisons oui… je t’expliquerai les deux autres plus tard. Zorna ne peut lire l’avenir que de la personne devant elle… ou d’une personne assez proche de la personne qui se prête au jeu. Nous pensons que tes liens avec lui sont assez forts, dit Lukar avec un sourire…

Asuna soupira, elle n’aimait vraiment pas voir sa vie privée dévoilée au grand jour, mais c’est sans doute ce à quoi elle s’était exposée en nouant une relation avec le demi-elfe.

— Pourquoi tirer le futur de Dimitriel… et pas le vôtre, Grand Maître ? demanda Asuna, tentant de changer de sujet.

— Le futur de Lukar est scellé depuis longtemps. Il aurait pu le changer et agir dès les premiers signes, comme je lui ai dit de le faire, mais il a préféré en faire à sa tête et ne pas m’écouter, répondit Zorna avec un ton résigné.

Asuna afficha une mine sombre. Elle détestait le changement, surtout si ça l’impliquait.

— Bon, qu’attendez-vous de moi ? demanda-t-elle du tac au tac.

— Si tu as un objet qu’il t’a donné, sors-le. Brasse les cartes, dépose cet objet sur le paquet et coupe avec la main droite… Si tu es assez près de lui, nous le saurons assez vite, expliqua la vieille femme.

Asuna regarda son armure, fabriquée par Dimitriel, « son Dimitry » comme elle l’appelait. Elle enleva un des gants de l’ensemble, le déposa sur la table et brassa les cartes comme l’avait demandé Madame Zorna. Elle prit le gant et instinctivement, elle embrassa le rubis inséré sur le revers de la main, avant de le déposer sur le paquet.

Madame Zorna sourit discrètement.

Asuna coupa de sa main droite et révéla la première carte : L’Empereur Noir.

La Raunie afficha une mine satisfaite :

— Comme le pensait Lukar, tu es assez proche de Dimitriel pour nous permettre de lire son futur. L’Empereur Noir représente bien ton amant…

Asuna révéla la seconde carte : La Mort. Elle devint très nerveuse et dit :

— C’est… c’est mauvais signe ?

— Pas nécessairement, la Mort désigne le changement. Tu es trop nerveuse, tu dois faire preuve de patience… dit Madame Zorna.

Asuna se surprit à presque trembler en saisissant la carte suivante, n’écoutant pas la gitane. Son geste maladroit, ne lui ressemblant pas, fit en sorte qu’elle ne s’aperçut pas tout de suite que deux autres cartes s’étaient collées à la première. Elle laissa tomber les trois cartes : L’Impératrice Noire, L’Oracle et les Jumeaux, sur la table.

Tous regardèrent la table, incrédule. Asuna, voyant son erreur, avança la main pour ramasser les cartes et recommencer. Madame Zorna, d’un geste rapide, l’arrêta.

— Il n’y a pas de hasard ! Ce que tu crois être une erreur est en fait un message. Ces trois cartes représentent des gens qui l’aideront et l’appuieront dans sa vie. L’Impératrice Noire est le feu, la passion, l’ombre, elle te représente Asuna. L’Oracle est la terre, la stabilité, le calme, le roc sur lequel on s’appuie et qui influence notre futur. Les Jumeaux sont l’air et l’eau. À la fois identiques et différents, ils représentent deux facettes d’une même pièce, dit la gitane avec un ton cryptique.

Asuna ne comprenait rien à ce qu’elle disait. L’atmosphère et l’air chaud de la roulotte baignée dans l’ombre devenaient de plus en plus oppressants pour elle. Elle ne comprenait pas l’appréhension qu’elle ressentait, ni pourquoi elle le ressentait. Pourquoi l’avenir de quelqu’un d’autre qu’elle-même la bouleversait à ce point ?

La vieille femme fit signe à l’érinye de continuer.

Asuna sortit tour à tour quatre autres cartes.

Zorna pondéra pendant quelques instants ajoutant le mystère au suspense qui rendait fébrile la jeune assassin. La Raunie poursuivit enfin d’une voix forte :

— Je le vois avec un grand oiseau noir. Il est voué à un avenir grand, très grand. Toi, Asuna et les trois autres éléments le soutiendrez, sans vous, il ne pourra réussir. Tous ensemble, lui et les quatre éléments deviendrez si grands qu’un jour vous éclipserez Los, le dieu du soleil. Je vois un Empire à vos pieds sur lequel ni Los ni Tiune ne se coucheront jamais. Mais ce futur est encore loin… aussi, plus loin est le futur, plus il y a de trames possibles.

— Qu’est ce que vous voulez dire ? questionna Asuna, d’un ton inquiet.

— Que plus ma prédiction est distante, plus elle peut être teintée et changer.

Asuna réfléchit en silence. Elle n’était sûre de rien et les paroles de la gitane ajoutaient à sa confusion. Elle était une personne qui aimait le concret et la stabilité par-dessus tout. Elle s’efforçait de contrôler sa colère. Cette impression de n’être qu’un jouet du destin.

Elle soupira et dit :

— Et si je veux que le futur que vous nous… que vous lui avez tiré se concrétise, je fais quoi ? Je peux influencer sur ce destin ?

Voyant un mélange d’émotions très fortes dans le regard rouge de l’érinye, la Raunie la regarda avec la tendresse d’une mère et lui prit la main doucement.

— Bien sûr ! Bien sûr que tu peux influencer sur ce futur… sinon où serait le plaisir ? Appuie-le. Aide-le. Et trouve ce que représente l’Oracle et les Jumeaux et tu seras sur la bonne voie. Ensemble, vous l’aiderez à grandir et lui aussi vous aidera ! Le principal élément qui ressort de tout ça est l’harmonie. C’est ce que je sens le plus, une grande harmonie… dit Madame Zorna.

Asuna hocha la tête et la remercia.

Ils dînèrent avec la vieille dame et le fils de Lukar. Ils discutèrent de tout et de rien, mais Asuna ne reteint que peu de chose des conversations qui suivirent, car son esprit était préoccupé. Elle pensait à Dimitriel et à la prophétie de la Raunie.

Puis, avec l’après-midi qui tirait à sa fin, ils embarquèrent, elle et le Grand Maître dans le carrosse pour retourner vers Valmyr.

En chemin, le Grand Maître l’interpella, la sortant de sa rêverie.

— Tu comprends mieux pourquoi je voulais que tu viennes avec moi ? demanda-t-il.

— Oui… mais quelles sont les deux autres raisons ? demanda l’érinye.

Le Grand Maître s’esclaffa :

— Ha ! ha ! ha ! et moi qui espérais que tu aurais oublié… La seconde est la confiance que je te porte. Tu as été ma plus grande élève, la seule élève à avoir toute ma confiance. Je veux que ce soit Dimitriel qui hérite du Cercle, car, je suis convaincu que s’il le désire, il pourra l’utiliser pour faire de grandes choses et vous aider à réaliser la prophétie qui vient d’être dite.

Asuna garda le silence pendant un moment. Elle aurait dû éprouver de la jalousie, mais ignorait pourquoi ce n’était pas le cas. Elle sourit et demanda :

— Pourquoi lui ? À cause d’une simple prophétie ? Vous l’avez entendu comme moi, le destin peut changer…

— Je vais être franc avec toi, comme le serait un père avec sa fille. Depuis longtemps, je te considère comme telle… comme ma fille. Quand je t’ai rencontrée, tu étais perdue, ta mémoire s’effritait. Je t’ai vu, pendant un an, recoller les morceaux et devenir qui tu es aujourd’hui… enfin, ce que tu étais. Pendant presque cinquante ans, j’ai vu ta loyauté, ta rigueur… mais aussi ta passion et ta rage… une furie et une colère qui te donnent ta cruauté légendaire, qui t’ont donné ton surnom « d’Ange de la Mort »… Mais depuis que tu t’es rapprochée de Dimitriel, depuis qu’il a rejoint la Guilde, je t’ai vu changer. J’ai vu l’effet qu’il a sur toi. Il te complète. J’ai confiance qu’il rendra le Cercle plus grand comme il a su faire ce que je n’ai jamais été capable : te rendre encore plus grande. Il marqua une pause en fixant le vide et sourit avec tristesse en disant : n’est-ce pas là le désir de tout bon père ? Voir sa fille devenir plus grande… le dépasser ?

Asuna se renfrogna et croisa les bras.

— Je ne change pas ! Je suis toujours la même ! Mais j’accepte de faire selon vos désirs. Comme vous l’avez dit : je suis loyale… et je crois moi aussi qu’il réussira à rendre le Cercle encore plus grand.

Le Grand Maître plaisanta :

— Pardonne-moi, je suis un vieillard sénile. Je dis sûrement n’importe quoi. Il fit une pause pour prendre le coffret en bois noir duquel il avait parlé à leur arrivée au camp des gitans. La dernière raison est que je voulais te remettre ceci. C’est le coffret noir dont je te parlais tout à l’heure. Surtout, n’oublie pas : tu ne dois pas l’ouvrir avant ma mort… lui dit-il, en lui remettant la boîte. Il sortit alors un petit collier de cuir avec une ampoule de verre. Il lui tendit le collier et termina en disant : il y a un faible enchantement sur le collier. Lorsque ma vie s’éteindra, l’ampoule de verre se noircira. Tu sauras donc qu’il est temps d’agir.

Asuna rangea la boîte et le collier avec soin et ne dit pas un mot pendant plusieurs minutes. Puis, alors que les portes de la ville étaient en vue, elle demanda :

— Vous avez eu une liaison avec Madame Zorna ? …et votre fils Tanzick en est le fruit… Je me trompe ?

Le Grand Maître sourit :

— Tu ne te trompes pas. Isabella Zorna était un de mes premiers contrats, cinq ans avant ton arrivée. Je devais l’approcher et gagner sa confiance, car elle était toujours entourée de gens et il n’y aurait pas eu d’autre manière de la tuer. Mais je suis tombé amoureux… et j’ai trahi le Cercle. J’ai tué le Grand Maître de l’époque et pris sa place. Une fois à la tête du Cercle, j’ai ajouté une règle que les membres du Cercle devraient éviter de tuer des membres du sexe opposé… pour éviter ce genre de problème dans le futur. Il marqua une pause pour lire les émotions dans le visage de l’érinye. Percevant de l’incompréhension il demanda : je te déçois ?

— Non… je… non ! C’est surprenant, mais non, vous ne me décevez pas. Je ne comprends pas, mais je ne suis pas déçu.

Le Grand Maître, rassuré, termina :

— Bien, tu es donc prête pour ma dernière leçon. Une leçon que seul toi, parmi tous les autres, as la maturité d’apprendre : malgré les lois et les règles, tu resteras toujours la seule maîtresse de ton destin. L’histoire est écrite par les vainqueurs alors, peu importe la voie que tu prendras, ceux qui liront plus tard ton histoire la verront selon ton regard, tant que c’est toi qui gagnes au final…