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Livre I – Chapitre I

Tuidi, 2 Melfina de l’an 5002

Peu après l’aube, ils étaient sortis de la ville dans un carrosse noir tiré par quatre chevaux. Ils avaient pris la direction de l’ouest et avaient roulé pendant plus d’une demi-journée à travers le Val de Myr, les plaines de la vallée entre les deux chaînes de montagnes qui encerclaient la ville.

Asuna ajusta son armure de cuir noir moulant, cadeau de son amant. Elle était parfaite pour son travail d’assassin et d’une facture de grande qualité, mais après une demi-journée assise dans un carrosse exigu, elle avait hâte de se délier les jambes. Celle qui s’était fait une réputation de dangereuse assassin, au point de se mériter le sobriquet d’Ange de la Mort, escortait aujourd’hui le Grand Maître Lukar, chef de la plus puissante guilde d’assassins de la ville, le Cercle des Ténèbres. Lukar était vieux et mourant depuis des années. Il portait de riches vêtements et malgré son âge, avait toujours un port noble et gracieux.

Asuna l’érinye, sa première lieutenante, l’observait en silence, remarquant qu’il ne semblait pas avoir toussé ni tremblé depuis leur départ. Se sentant observé, le vieil homme lut la surprise dans les yeux de l’érinye. Il toussa à deux ou trois reprises et recommença à trembler doucement. Il lui fit un clin d’œil :

— Les apparences Asuna… les apparences sont plus importantes que la réalité, elles servent à masquer la vérité. Ces jours-ci, mieux vaut qu’on me croie faible et sénile… parce qu’on ne me verra pas comme une menace. Il marqua une pause pour voir le sourire sur le visage d’Asuna. La boîte à ta droite, dit-il, en pointant une boîte en bois noire déposée sur le coussin en velours bleu du carrosse près de l’ange noir. Lorsque nous reviendrons, garde-la et cache-la grâce à ton anneau magique. Promets-moi de l’ouvrir quand je serai mort… c’est important !

Asuna plaisanta, ne prenant pas la remarque au sérieux.

— Vous avez encore des années devant vous Maître Lukar. Vous ne devriez pas parler comme ça !

Le vieil homme sourit et dit :

— Je me souviens quand tu es arrivée au Cercle. Tu as toujours été la plus talentueuse d’entre nous. Ma première élève. Je t’ai toujours considérée comme ma fille… même si tu dois avoir cent fois mon âge… Tu as toujours été ma fierté. Il regarda les grands yeux rouges de l’érinye et y vit la satisfaction de se voir ainsi complimentée. Je serai mort avant la fin de la semaine. Tu pourrais l’empêcher, mais ce n’est pas ce que je veux… J’ai plus de 91 ans, c’est plus que la plupart des humains atteindront et mon temps est révolu. Mais toi tu dois rester et exécuter ma dernière volonté. Tu vas comprendre, nous arrivons au camp…

À ces mots, le carrosse arriva en vue d’un camp de fortune composé d’une trentaine de chariots. Les chariots étaient peints de couleurs flamboyantes. Partout, des gitans vêtus de leurs vêtements colorés s’affairaient. Des enfants jouaient et couraient au-devant du carrosse, des hommes prenaient soin de chevaux ou travaillait à confectionner des articles faits de cuir. Asuna vit de superbes ceintures et deux armures d’une facture aussi délicate que la sienne. L’artisan qui les confectionnait exécutait son travail avec minutie assis sur un tabouret devant sa roulotte.

Dès que la porte du carrosse s’ouvrit, ils furent accueillis par un mélange d’odeurs d’épices, de feu de bois et de chevaux.

Au centre du camp des gitans du Rosu Vardos se tenait une grande roulotte rouge. Une vieille dame presque aussi vieille que le Grand Maître en sortie, aidé par un homme qui devait avoir le début de la soixantaine.

Asuna fut tout de suite surprise par la ressemblance entre le gitan et le Grand Maître, mais ne fit aucun commentaire.

Les deux assassins descendirent du carrosse et furent accueillis par la vieille femme, visiblement heureuse de les voir. Asuna remarqua que le camp n’avait pas été installé depuis très longtemps. Les gitans venaient sans doute d’arriver en même temps que le début de l’été. Les romanichels étaient persécutés par les diverses fois de l’Empire, car ils étaient réputés suivre les anciens dieux et s’adonner à la sorcellerie et la magie noire… Ils n’étaient donc pas non plus bien vus au Godehard où la population était très superstitieuse et où bon nombre des leurs avaient été brûlés par la terrible inquisition.

— Asuna, je te présente Madame Zorna, la Raunie, ou Oracle si tu préfères, des Rosu Vardos… un groupe de gitans qui vient chaque année passer l’été au bord de la ville, dit Lukar en pointant la vieille femme. Puis en pointant le jeune homme, il ajouta : et voici mon fils, Tanzick…

Asuna, masquant sa surprise, les salua et ils entrèrent par la suite dans la roulotte rouge de Zorna.

La roulotte, ou vardos dans la langue des romanichels, était très spacieuse. Elle comprenait, en plus d’un lit et des appartements spartiates de Zorna, une table pour recevoir des invités et un télescope pointant vers le plafond qui s’ouvrait au moyen d’un mécanisme de poulie. Partout, les murs étaient placardés de cartes représentant les diverses constellations. Une forte odeur d’encens et d’herbes aromatiques embaumait l’air.

Zorna les invita à prendre place et dit à Lukar en sortant un rouleau de parchemin et un jeu de Tarok :

— Je t’ai préparé ce que tu m’as demandé Lukar. Elle se tourna vers Asuna et dit : c’est elle la petite dont tu me parlais ? Est-elle assez proche de « L’Empereur Noir » pour que mes divinations fonctionnent ?

— La petite ?!? s’esclaffa l’érinye. Vous ne manquez pas d’air… et qui est cet « Empereur Noir » ? ajouta Asuna, quelque peu courroucée par les commentaires de la diseuse de bonne aventure.

Zorna plaisanta :

— Regarde-moi, je pourrais être ta grand-mère ! Mais je vois à tes yeux une âme beaucoup plus vieille que la beauté et la jeunesse apparente de ton visage le laisse présager… Malgré les apparences, tu n’es pas humaine et tu es beaucoup plus vieille que tu ne le laisses croire… d’où ta colère. Je me trompe ??? Si c’est le cas, excuse-moi, j’ai été présomptueuse.

Asuna sourit et répondit :

— Vous ne vous trompez pas. Je foule le sol de ce monde depuis plusieurs siècles, le temps à peu d’emprise sur moi… Vous êtes perspicace, espérons que vos prédictions sont aussi bonnes que vos déductions. Mais vous n’avez pas répondu à ma question : qui est cet « Empereur Noir » ?

— C’est Dimitriel, ton ancien élève… et amant dit le Grand Maître.

Asuna se renfrogna

— C’est donc parce que je suis… proche de lui que vous m’avez fait venir ? demanda-t-elle.

— C’est une des trois raisons oui… je t’expliquerai les deux autres plus tard. Zorna ne peut lire l’avenir que de la personne devant elle… ou d’une personne assez proche de la personne qui se prête au jeu. Nous pensons que tes liens avec lui sont assez forts, dit Lukar avec un sourire…

Asuna soupira, elle n’aimait vraiment pas voir sa vie privée dévoilée au grand jour, mais c’est sans doute ce à quoi elle s’était exposée en nouant une relation avec le demi-elfe.

— Pourquoi tirer le futur de Dimitriel… et pas le vôtre, Grand Maître ? demanda Asuna, tentant de changer de sujet.

— Le futur de Lukar est scellé depuis longtemps. Il aurait pu le changer et agir dès les premiers signes, comme je lui ai dit de le faire, mais il a préféré en faire à sa tête et ne pas m’écouter, répondit Zorna avec un ton résigné.

Asuna afficha une mine sombre. Elle détestait le changement, surtout si ça l’impliquait.

— Bon, qu’attendez-vous de moi ? demanda-t-elle du tac au tac.

— Si tu as un objet qu’il t’a donné, sors-le. Brasse les cartes, dépose cet objet sur le paquet et coupe avec la main droite… Si tu es assez près de lui, nous le saurons assez vite, expliqua la vieille femme.

Asuna regarda son armure, fabriquée par Dimitriel, « son Dimitry » comme elle l’appelait. Elle enleva un des gants de l’ensemble, le déposa sur la table et brassa les cartes comme l’avait demandé Madame Zorna. Elle prit le gant et instinctivement, elle embrassa le rubis inséré sur le revers de la main, avant de le déposer sur le paquet.

Madame Zorna sourit discrètement.

Asuna coupa de sa main droite et révéla la première carte : L’Empereur Noir.

La Raunie afficha une mine satisfaite :

— Comme le pensait Lukar, tu es assez proche de Dimitriel pour nous permettre de lire son futur. L’Empereur Noir représente bien ton amant…

Asuna révéla la seconde carte : La Mort. Elle devint très nerveuse et dit :

— C’est… c’est mauvais signe ?

— Pas nécessairement, la Mort désigne le changement. Tu es trop nerveuse, tu dois faire preuve de patience… dit Madame Zorna.

Asuna se surprit à presque trembler en saisissant la carte suivante, n’écoutant pas la gitane. Son geste maladroit, ne lui ressemblant pas, fit en sorte qu’elle ne s’aperçut pas tout de suite que deux autres cartes s’étaient collées à la première. Elle laissa tomber les trois cartes : L’Impératrice Noire, L’Oracle et les Jumeaux, sur la table.

Tous regardèrent la table, incrédule. Asuna, voyant son erreur, avança la main pour ramasser les cartes et recommencer. Madame Zorna, d’un geste rapide, l’arrêta.

— Il n’y a pas de hasard ! Ce que tu crois être une erreur est en fait un message. Ces trois cartes représentent des gens qui l’aideront et l’appuieront dans sa vie. L’Impératrice Noire est le feu, la passion, l’ombre, elle te représente Asuna. L’Oracle est la terre, la stabilité, le calme, le roc sur lequel on s’appuie et qui influence notre futur. Les Jumeaux sont l’air et l’eau. À la fois identiques et différents, ils représentent deux facettes d’une même pièce, dit la gitane avec un ton cryptique.

Asuna ne comprenait rien à ce qu’elle disait. L’atmosphère et l’air chaud de la roulotte baignée dans l’ombre devenaient de plus en plus oppressants pour elle. Elle ne comprenait pas l’appréhension qu’elle ressentait, ni pourquoi elle le ressentait. Pourquoi l’avenir de quelqu’un d’autre qu’elle-même la bouleversait à ce point ?

La vieille femme fit signe à l’érinye de continuer.

Asuna sortit tour à tour quatre autres cartes.

Zorna pondéra pendant quelques instants ajoutant le mystère au suspense qui rendait fébrile la jeune assassin. La Raunie poursuivit enfin d’une voix forte :

— Je le vois avec un grand oiseau noir. Il est voué à un avenir grand, très grand. Toi, Asuna et les trois autres éléments le soutiendrez, sans vous, il ne pourra réussir. Tous ensemble, lui et les quatre éléments deviendrez si grands qu’un jour vous éclipserez Los, le dieu du soleil. Je vois un Empire à vos pieds sur lequel ni Los ni Tiune ne se coucheront jamais. Mais ce futur est encore loin… aussi, plus loin est le futur, plus il y a de trames possibles.

— Qu’est ce que vous voulez dire ? questionna Asuna, d’un ton inquiet.

— Que plus ma prédiction est distante, plus elle peut être teintée et changer.

Asuna réfléchit en silence. Elle n’était sûre de rien et les paroles de la gitane ajoutaient à sa confusion. Elle était une personne qui aimait le concret et la stabilité par-dessus tout. Elle s’efforçait de contrôler sa colère. Cette impression de n’être qu’un jouet du destin.

Elle soupira et dit :

— Et si je veux que le futur que vous nous… que vous lui avez tiré se concrétise, je fais quoi ? Je peux influencer sur ce destin ?

Voyant un mélange d’émotions très fortes dans le regard rouge de l’érinye, la Raunie la regarda avec la tendresse d’une mère et lui prit la main doucement.

— Bien sûr ! Bien sûr que tu peux influencer sur ce futur… sinon où serait le plaisir ? Appuie-le. Aide-le. Et trouve ce que représente l’Oracle et les Jumeaux et tu seras sur la bonne voie. Ensemble, vous l’aiderez à grandir et lui aussi vous aidera ! Le principal élément qui ressort de tout ça est l’harmonie. C’est ce que je sens le plus, une grande harmonie… dit Madame Zorna.

Asuna hocha la tête et la remercia.

Ils dînèrent avec la vieille dame et le fils de Lukar. Ils discutèrent de tout et de rien, mais Asuna ne reteint que peu de chose des conversations qui suivirent, car son esprit était préoccupé. Elle pensait à Dimitriel et à la prophétie de la Raunie.

Puis, avec l’après-midi qui tirait à sa fin, ils embarquèrent, elle et le Grand Maître dans le carrosse pour retourner vers Valmyr.

En chemin, le Grand Maître l’interpella, la sortant de sa rêverie.

— Tu comprends mieux pourquoi je voulais que tu viennes avec moi ? demanda-t-il.

— Oui… mais quelles sont les deux autres raisons ? demanda l’érinye.

Le Grand Maître s’esclaffa :

— Ha ! ha ! ha ! et moi qui espérais que tu aurais oublié… La seconde est la confiance que je te porte. Tu as été ma plus grande élève, la seule élève à avoir toute ma confiance. Je veux que ce soit Dimitriel qui hérite du Cercle, car, je suis convaincu que s’il le désire, il pourra l’utiliser pour faire de grandes choses et vous aider à réaliser la prophétie qui vient d’être dite.

Asuna garda le silence pendant un moment. Elle aurait dû éprouver de la jalousie, mais ignorait pourquoi ce n’était pas le cas. Elle sourit et demanda :

— Pourquoi lui ? À cause d’une simple prophétie ? Vous l’avez entendu comme moi, le destin peut changer…

— Je vais être franc avec toi, comme le serait un père avec sa fille. Depuis longtemps, je te considère comme telle… comme ma fille. Quand je t’ai rencontrée, tu étais perdue, ta mémoire s’effritait. Je t’ai vu, pendant un an, recoller les morceaux et devenir qui tu es aujourd’hui… enfin, ce que tu étais. Pendant presque cinquante ans, j’ai vu ta loyauté, ta rigueur… mais aussi ta passion et ta rage… une furie et une colère qui te donnent ta cruauté légendaire, qui t’ont donné ton surnom « d’Ange de la Mort »… Mais depuis que tu t’es rapprochée de Dimitriel, depuis qu’il a rejoint la Guilde, je t’ai vu changer. J’ai vu l’effet qu’il a sur toi. Il te complète. J’ai confiance qu’il rendra le Cercle plus grand comme il a su faire ce que je n’ai jamais été capable : te rendre encore plus grande. Il marqua une pause en fixant le vide et sourit avec tristesse en disant : n’est-ce pas là le désir de tout bon père ? Voir sa fille devenir plus grande… le dépasser ?

Asuna se renfrogna et croisa les bras.

— Je ne change pas ! Je suis toujours la même ! Mais j’accepte de faire selon vos désirs. Comme vous l’avez dit : je suis loyale… et je crois moi aussi qu’il réussira à rendre le Cercle encore plus grand.

Le Grand Maître plaisanta :

— Pardonne-moi, je suis un vieillard sénile. Je dis sûrement n’importe quoi. Il fit une pause pour prendre le coffret en bois noir duquel il avait parlé à leur arrivée au camp des gitans. La dernière raison est que je voulais te remettre ceci. C’est le coffret noir dont je te parlais tout à l’heure. Surtout, n’oublie pas : tu ne dois pas l’ouvrir avant ma mort… lui dit-il, en lui remettant la boîte. Il sortit alors un petit collier de cuir avec une ampoule de verre. Il lui tendit le collier et termina en disant : il y a un faible enchantement sur le collier. Lorsque ma vie s’éteindra, l’ampoule de verre se noircira. Tu sauras donc qu’il est temps d’agir.

Asuna rangea la boîte et le collier avec soin et ne dit pas un mot pendant plusieurs minutes. Puis, alors que les portes de la ville étaient en vue, elle demanda :

— Vous avez eu une liaison avec Madame Zorna ? …et votre fils Tanzick en est le fruit… Je me trompe ?

Le Grand Maître sourit :

— Tu ne te trompes pas. Isabella Zorna était un de mes premiers contrats, cinq ans avant ton arrivée. Je devais l’approcher et gagner sa confiance, car elle était toujours entourée de gens et il n’y aurait pas eu d’autre manière de la tuer. Mais je suis tombé amoureux… et j’ai trahi le Cercle. J’ai tué le Grand Maître de l’époque et pris sa place. Une fois à la tête du Cercle, j’ai ajouté une règle que les membres du Cercle devraient éviter de tuer des membres du sexe opposé… pour éviter ce genre de problème dans le futur. Il marqua une pause pour lire les émotions dans le visage de l’érinye. Percevant de l’incompréhension il demanda : je te déçois ?

— Non… je… non ! C’est surprenant, mais non, vous ne me décevez pas. Je ne comprends pas, mais je ne suis pas déçu.

Le Grand Maître, rassuré, termina :

— Bien, tu es donc prête pour ma dernière leçon. Une leçon que seul toi, parmi tous les autres, as la maturité d’apprendre : malgré les lois et les règles, tu resteras toujours la seule maîtresse de ton destin. L’histoire est écrite par les vainqueurs alors, peu importe la voie que tu prendras, ceux qui liront plus tard ton histoire la verront selon ton regard, tant que c’est toi qui gagnes au final…  

*

*             *

Deux jours plus tôt, la ville avait célébré le solstice d’été. Les festivités lui avaient ravivé en mémoire les douloureux souvenirs de ses anniversaires passés qui coïncidaient avec le jour du solstice. Dimitriel détestait cette journée plus que toute autre durant l’année. Il n’avait eu qu’un anniversaire heureux et tous les autres il préférait les oublier. Il en parlait rarement, mais l’avait confié à Asuna pour expliquer son besoin de s’isoler ce jour-là.

L’érinye n’avait donc rien dit la semaine dernière lorsque Dimitriel lui avait annoncé qu’il resterait seul pendant le solstice cette année. Il ne s’était pas attendu à de la sympathie de la part de l’ange déchue, cela ne lui ressemblait pas. Toutefois, lorsqu’il était arrivé dans le petit palais abandonné qui lui servait parfois de refuge, il l’avait trouvé là, qui l’attendait.

Il s’était surpris à en être content et à ne pas la repousser.

Elle lui avait dit avoir deux présents pour lui… mais pour le plus important des deux, il devrait lui faire confiance.

Il avait accepté. Malgré la réputation de son amante, il lui faisait confiance.

Elle l’avait entraîné dans une pièce en retrait, une des rares encore aménagé dans ce petit palais. Véritable sanctuaire pour le demi-elfe, cet ancien manoir à l’abandon était aussi très familier pour Asuna. Elle avait ensuite, doucement, enlevé la chemise du demi-elfe et lui avait demandé de s’étendre sur le dos.

Il anticipait s’attendant à quelque chose de sulfureux sachant sa maîtresse très passionnée.

Elle lui avait alors dit :

— Ce que je vais t’offrir aujourd’hui est quelque chose de très important pour moi… dans notre société. Enfin, du peu dont je m’en souviens. Seuls les plus puissants peuvent se targuer d’avoir ce présent, mais ce sera douloureux.

Il avait accepté une fois de plus. Elle avait souri et le demi-elfe avait cru la voir rougir. Elle s’était assise en cavalière sur lui comme pour le chevaucher avec passion. Le regard rubis de l’érinye s’était plongé dans le sien. Dimitriel avait senti la douceur de ses longs cheveux soyeux caresser son torse nu. L’odeur suave de son parfum aux accents de cannelle avait envahi ses narines. Elle s’était mordu l’index au sang.

Le sang rouge nervuré de noir de l’érinye en avait coulé. Ses ongles étaient de véritables griffes et d’un geste, qui fut incroyablement douloureux pour Dimitriel, elle avait commencé à littéralement graver un dessin dans la peau de son torse. Dimitriel avait dû faire tous les efforts du monde pour retenir un cri de surprise, faisant rire l’ange noire.

Le sang infusé d’ombre et de ténèbres qui coulait dans les veines de l’érinye, avait marqué sa chair exactement comme si elle avait voulu le tatouer. Elle traçait avec précision l’image qu’elle avait en tête… un dragon.

Asuna aimait plus que tout la puissance. Elle disait souvent que c’était un trait des érinyes, mais comme elle était la seule ange déchue que Dimitriel connaissait, il ne pouvait que la croire. Asuna associait plus que tous les dragons à la puissance et avait une fascination et une admiration pour ces créatures au point de l’adopter comme sceau personnel. Elle en dessinait souvent. Bien que le demi-elfe eut un talent artistique rivalisant avec certains maîtres, il n’était jamais parvenu à rendre les dragons aussi vivants que ceux dessinés par l’érinye.

Dimitriel avait serré les dents pour endurer la douleur pendant qu’Asuna terminait de graver le dessin sur sa peau. Sa marque, la marque de l’importance qu’il avait à ses yeux.

Une fois terminée, elle fit apparaître une épée courte grâce à son anneau magique. La lame finement ouvragée et faite d’adamantine lui était très familière. C’était lui qui l’avait forgé à l’origine pour la donner à l’érinye. C’était sa plus belle pièce. Des semaines avaient été nécessaires pour forger le dur adamantine selon sa vision, pour en faire une arme à la hauteur de sa maîtresse. Des runes magiques ornaient maintenant sa lame brillant d’un rouge incandescent.

Asuna lui avait tendu l’épée pour qu’il la saisisse par le manche. Dès qu’il l’avait pris en mains, l’érinye s’était volontairement entaillé l’avant-bras sur le tranchant de la lame, laissant couler un flot de sang. Le liquide rouge nervuré de noir disparut au contact de la lame magique. Dimitriel, qui la regardait d’un air hébété, avait alors senti la magie de la lame crépiter dans sa main et la douleur que lui avait infligée l’érinye en lui gravant sa marque disparut.

Asuna léchait sa plaie alors que son sang diabolique régénérait sa blessure pour la refermer presque instantanément.

Elle avait souri devant le regard confus du demi-elfe et lui avait murmuré à l’oreille :

— J’ai fait enchanter la lame que tu m’avais forgée avec un puissant sortilège vampirique, un peu comme ma lance. Les blessures qu’elle infligera à tes ennemis régénéreront les tiennes. Elle te sera plus utile qu’à moi. Ça peut paraître étrange de rendre un cadeau qu’on nous a fait, mais c’est ma seconde surprise. Pour ce qui est de ma marque, c’est… c’est dur à expliquer à quelqu’un qui n’est pas des miens… C’est un présent important, le plus important que je peux te faire. Elle avait marqué une pause et le demi-elfe l’avait vu s’empourprer. C’était la première fois qu’il sentait chez elle, d’un naturel sûr d’elle-même, une telle hésitation, un tel malaise. Elle avait repris son calme et avait terminé en disant : Plus concrètement, elle t’aidera quand tu utiliseras la magie des ombres comme je t’ai enseigné. Dès que je l’aurai activé…

À ses mots, elle avait approché ses lèvres de sa marque. Elle avait exhalé de son souffle chaud, léché et caressé de ses lèvres la marque en forme de dragon qui était devenue le temps d’un instant, incandescente.

Puis, alors que le demi-elfe reprenait ses esprits, elle l’avait embrassé avec fougue et lui avait dit d’un ton joyeux et léger, comme si elle se niait à elle-même l’importance du geste qu’elle venait de commettre :

— Tu m’as demandé du temps pour toi… je te laisse… je voulais juste te donner quelque chose pour ton anniversaire…

Elle était partie, comme elle était venue, de manière soudaine.

La marque de dragon d’Asuna était superbe et parcourait le côté gauche de son torse, de l’épaule au nombril. C’était aussi le premier cadeau qu’elle lui faisait et qu’elle n’avait jamais fait à un de ses anciens élèves. Quelque chose d’aussi personnel et intime… Elle tenait à lui… plus qu’elle voulait sans doute se l’admettre elle-même et cette pensée fit sourire le demi-elfe et ajouta à sa confusion, il ne savait trop qu’en penser.

Dimitriel avait réfléchi le reste de la journée et le jour suivant. Les pensées se bousculaient dans son esprit, tiraillé entre Asuna et Kachiko, la femme qu’il avait perdue…

Il était temps pour lui de sortir de sa solitude et de calmer ses esprits. La journée serait longue aujourd’hui. Ce matin, il devait exécuter un contrat qu’on lui avait confié la semaine dernière, puis il avait un rendez-vous pour un second contrat en après-midi. Il se força à oublier les pensées cacophoniques qui se présentaient dans son esprit de manière chaotique, comme une mélodie discordante.

Il sortit dans les rues de la Cité Suspendue d’Azura, une des trois gigantesques Tours-Cités de la ville de Valmyr, la plus grande ville du monde. Après avoir caché son visage de son capuchon noir et du demi-masque au faciès de démon caractéristique des assassins du Cercle des Ténèbres, il se mit en route.

La ville étant tellement grande qu’il lui faudrait facilement trois heures pour rejoindre le lieu de son premier contrat en empruntant les rues, il décida de passer par les toits pour gagner du temps.

La route des toits aussi surnommée par les membres du Cercle des Ténèbres, la voie des assassins, était un jeu dangereux auquel s’adonnaient depuis longtemps les assassins du Cercle. Un mélange d’acrobatie, d’escalade et de funambulisme qui permettait aux assassins de courir de toit en toit et de gagner un temps considérable dans cette ville construite en hauteur.

Son petit palais abandonné était à plusieurs centaines de mètres d’altitude dans la Cité Suspendue d’Azura. Se déplaçant par bond, de toit en toit, il descendit avec la grâce d’un félin rapidement les divers étages de cette ville dans la ville.

Les trois gigantesques tours de la ville, les colossales merveilles nommées Viodes, Dieretto et Azura, avaient été construites avec des styles architecturaux très différents. Dans chacune de ces structures titanesques, s’élevant à des centaines de mètres du sol, un arbre tout aussi magistral avait été intégré. À l’image des tours, ces arbres étaient gigantesques, parcourant les murs des œuvres comme l’auraient fait des vignes. Ils poussaient un peu partout dans la tour pour que la pointe de leurs branches donne l’illusion d’être de petites forêts qui composent les parcs dispersés un peu partout dans ces merveilles. Ces rameaux rendaient la voie des assassins encore plus facile à parcourir pour le demi-elfe qui sautait comme l’aurait fait un chat de branche en branche pour descendre encore plus rapidement vers le sol.

Mais ce parcours n’était pas sans danger. Les murs de quartz blanc d’Azura qui s’agençaient avec les fleurs blanches et rose pâle du saule d’Azura avaient commencé à s’effriter par endroit. Soudainement, une des pierres céda dans la main de l’assassin, lui faisant perdre l’équilibre. Il se concentra et activa la magie de la chaîne enchantée enroulée autour de son bras. La chaîne aux pointes acérées s’anima. Comme un serpent bondissant, elle se projeta pour s’enrouler autour d’une branche, sauvant au dernier moment le demi-elfe d’une chute mortelle.

Dimitriel s’arrêta quelque temps sur une branche du saule géant suspendu au-dessus du vide pour reprendre son souffle et ses esprits. Il rit alors qu’il haletait. La voie des assassins était dangereuse, mais il l’adorait. Elle lui demandait toute son attention et vidait complètement son esprit de toutes les pensées sombres qui le hantait… elle l’empêchait de réfléchir et c’était la plus grande qualité de cette voie dangereuse à ses yeux.

Il posa le regard au pied de la Cité Suspendue d’Azura, encore quelques bonds et il toucherait le sol. À la base de la cité, construite comme une tour inachevée voulant toucher le ciel, se tenaient, stoïques et immobiles, cinq gigantesques colosses faits d’acier d’Urzar, un métal nain aussi solide que l’adamantine. Deux ou trois fois plus grand que ceux utilisés par l’Empire pour combattre, ils veillaient en silence, endormis à jamais, sur la Cité suspendue.

Assis confortablement sur sa branche et ayant repris son souffle, Dimitriel regarda la pierre du mur qui avait cédé, encore dans sa main. Il ne put s’empêcher d’y voir une cynique métaphore avec le tissu social de la ville qui s’effritait un peu plus chaque jour.

Il regarda encore une fois les colosses au pied d’Azura. Puis observa à son sommet, la gigantesque statue d’Azura, la déesse jugée païenne par l’Empire. Il se rappela que c’était les légendes de ces splendeurs qui les avaient attirés ici il y a trois ans, Kachiko et lui…

Il se releva d’un geste brusque et s’élança dans le vide. Il ne voulait pas penser à Kachiko… pas maintenant.

Il poursuivit donc sa route sur la voie des assassins sachant qu’elle lui demanderait tellement de concentration, qu’elle lui permettrait d’oublier tout le reste. Dans quelques minutes, il serait sur le toit de la maison du marchand qu’il devait assassiner.

*

*             *

Il arriva sur le toit de la maison de sa cible en milieu de matinée. Caché par les arrêtes du toit, il descendit discrètement dans la ruelle à l’arrière de la maison cossu.

Il avait fait beaucoup d’observation la semaine précédente pour connaître les allées et venues de sa victime. Les gens routiniers étaient les plus faciles à éliminer et il savait que le marchand serait de retour dans moins d’une heure pour préparer les nombreux documents nécessaires à l’envoi de ses marchandises avant de dîner.

Il arriva à pas de loup devant la porte arrière de la résidence. Après s’être assuré qu’il n’y avait aucun témoin, il crocheta la serrure d’une main de maître et entra à l’intérieur du manoir.

L’étude du marchand était au second étage. Comme il le pensait, à cette heure, il n’y avait pas âme qui vive. Il se dirigea donc rapidement dans le bureau du marchand pour s’y dissimuler et attendre sa proie, comme une araignée qui guette une mouche.

Arrivé dans l’étude, il vit de nombreux documents couvrant le bureau. Il inspecta soigneusement le bureau pour trouver ceux qu’il cherchait.

Les consignes étaient claires. Tous les documents concernant l’Alliance des marchands de Valmyr et leur auteur, donc sa cible, devaient disparaître sans que personne ne les retrouve… et surtout, le tout ne devait pas avoir l’air d’un assassinat.

Dimitriel rassembla l’ensemble des documents portant la mention de l’Association. Son regard s’attarda sur l’un d’entre eux et il en lut quelques lignes malgré lui.

L’Association des marchands de Valmyr était un regroupement de commerçants qui n’étaient pas sous le joug de la Mercura Imperialis, la plus grande compagnie du monde… une compagnie impériale que le demi-elfe détestait particulièrement. Depuis quand le Cercle s’attaquait-il aux marchands indépendants ? …alors qu’auparavant la moitié des contrats qu’il se voyait confier visait des marchands de la Mercura Imperialis.

Mais il n’était qu’un exécutant, il laissait au Grand Maître le soin d’accepter ou non les contrats. Si le Grand Maître avait accepté ce contrat, il y avait sûrement une excellente explication qui ne concernait pas l’assassin.

Du bruit au rez-de-chaussée attira son attention. Le marchand venait d’arriver chez lui.

Le plafond en pignon était parcouru d’arcs-boutants dont la base était reliée par des poutres droites suspendues de part et d’autre de la pièce. Il choisit une poutre de la charpente du toit au-dessus de la porte et se hissa pour surplomber sa cible lorsqu’elle entrerait dans la pièce.

Il prépara une corde avec un nœud coulant.

Les pas se rapprochaient.

La porte s’ouvrit et le marchand entra en chantonnant. Dès qu’il eut passé la porte, Dimitriel lança sa corde autour du cou de sa cible.

Il tira pour resserrer le nœud et sauta en bas de la poutre en entraînant la corde, se servant de son poids comme d’un balancier pour soulever le marchand et le pendre haut et cours.

L’enchaînement fut tellement rapide que le marchand se retrouva suspendu sans comprendre ce qui lui arrivait. Il se débattait comme un diable dans l’eau bénite.

Alors que la vie quittait peu à peu le marchand, Dimitriel vit un portrait de lui sur le mur du bureau. Il y était dépeint avec une femme et deux enfants.

Le demi-elfe soupira, serra la mâchoire et attacha la corde à la patte du lourd bureau en chêne de l’étude. Il se dirigea alors vers sa victime qui se débattait encore, luttant pour survivre. Il sauta et le saisit à la taille pour tirer d’un coup avec tout son poids vers le bas, lui brisant la nuque, abrégeant ses souffrances dans un grand craquement.

Le corps devint inerte et continua de se balancer doucement au bout de la corde.

Il n’y avait aucune trace de sang dans le bureau, aucune marque de lutte.

Il sortit alors un grand sac qu’il déplia et ouvrit. Il activa l’enchantement magique du sac pour décupler sa profondeur et commença minutieusement à faire disparaître toutes les traces de son crime.

Quelques minutes plus tard, il ressortit de la résidence aussi rapidement qu’il y était entré.

L’initiateur de l’Association des marchands de Valmyr venait de disparaître avec toute son œuvre.

*

*             *

Kachiko aidait deux de ses consœurs de la Chatte Pourpre à laver leurs vêtements dans un des canaux à l’arrière de l’établissement. Comme si les eaux troubles des canaux pouvaient laver toute la crasse et la méchanceté que les clients leur lançaient au visage tous les soirs.

Inara lui avait offert de nombreux dons et celui de changer de visage était un des plus précieux. Lorsqu’elle était arrivée à la Chatte Pourpre, conduite par les visions de son ancêtre, elle l’avait fait sous les traits de Coralie. Elle avait adopté l’apparence d’une humaine au visage sans couleur ni beauté… un visage et un corps qui ne lui attireraient la convoitise de personne, car à la Chatte Pourpre, être jolie était une malédiction.

Il y avait parfois des clients trop insistants et pour ceux-là, Inara avait aussi été généreuse en dons. Les illusions des kitsunes pouvaient tisser des rêves colorés dans la tête des imbéciles et lui assurer que même les plus insistants la laisseraient tranquille. Personne d’autre que lui n’était digne de la toucher… personne d’autre que son Dimitriel chéri… Ou es-tu mon amour ? se demandait-elle tous les jours alors qu’elle craignait que le temps efface un jour les détails de son visage.

Elle fut rapidement tirée de sa rêverie par les railleries des hommes qui passaient près du canal et lançaient des injures aux jeunes femmes. Les traitants de catins et de vilaines.

Ses compagnes fixaient le sol, honteuses, tentant d’ignorer les sarcasmes des passants. Kachiko serra les dents, retenant la rage qui grondait dans son cœur.

— Coralie ! Ramène tes fesses ici, le Pacha veut te parler ! Lui cria Reg, par une fenêtre de l’établissement.

Kachiko soupira et se dirigea vers la Chatte Pourpre sachant trop bien ce que le patron attendait d’elle.

— Élise s’est encore fait engrosser par un client ! vociféra Pacha Degosta dès qu’elle eut passé la porte. Fais ce que t’as à faire pour régler le problème, ajouta l’homme d’un ton méprisant.

Coralie serra les dents une fois de plus.

— Je n’ai pas été engagée pour ça ! dit-elle en lui jetant un regard noir.

— Oh que si ! Au départ, je t’ai pris à l’essai, comme tu le voulais, pour apprendre aux filles le chant, la danse et d’autres tours pour leur permettre de soutirer plus d’argent aux clients. Mais je t’ai gardé pour tes dons de guérisseuse et de fileuse d’anges… pour rien d’autre ! Alors tu ramasses tes crochets et tu files, continua le Pacha.

— Si vous ne l’aviez pas fait travailler il y a sept semaines comme je vous l’avais dit, nous n’en serions pas là ! 

— Élise rapporte trop et c’est le cas pour pas mal de filles, je ne peux pas me permettre de les laisser tranquilles une semaine par mois sous prétexte qu’elles peuvent se faire engrosser ! On n’est pas aux bonnes œuvres ici, c’est un bordel, bordel !

— Si vous voulez qu’elles travaillent tous les jours sans qu’elles ne tombent enceintes, il faudrait me donner assez d’argent pour acheter des racines de tarkaros plutôt que de leur donner des éponges… ce serait plus efficace pour éviter les grossesses, dit Coralie en soupirant.

— Mes filles ne sont pas les riches maîtresses des nobles. Je n’ai pas ce genre de moyens et je t’ai toi pour ça ! Alors, tu règles le cas d’Élise ou je demande à la vieille Ortena et je te fais faire le plancher comme les autres, comme tu ne me sers à rien d’autre ? Quoiqu’avec ton visage, je doute que tu me rapportes quoi que ce soit.

Kachiko lui jeta un regard mauvais et serra la mâchoire à en avoir mal aux dents. La vieille Ortena et ses crochets souillés tuaient plus de filles qu’ils n’en sauvaient. C’était la raison pour laquelle Kachiko s’était proposée pour le faire. 

— De toute manière, être jolie c’est une malédiction ici… je vais m’occuper d’Élise. Elle aura besoin de trois jours pour s’en remettre. Mentit la kitsune, sachant que sa magie lui permettrait de la remettre sur pied en quelques minutes. Au moins, la pauvre Élise aura quelques jours de repos.

— Ce n’est pas une malédiction, c’est ce qui permet de manger trois fois par jour. Lui lança le Pacha alors que Coralie se dirigeait vers la chambre d’Élise.

Avant de tourner le coin du corridor, la kitsune perçut un sourire méprisant sur les lèvres du Pacha… un rictus qui n’annonçait rien de bon.

*

*             *

Dimitriel s’était débarrassé de toutes les traces de son crime dans un endroit ou personne ne les retrouverait. Il avait le temps d’arrêter dîner avant de rencontrer son client en milieu d’après-midi.

Ses pas le conduisirent en bordure du quartier réservé aux demi-elfes et aux habitants de la Cité du Lion. Les odeurs de riz basmati et de thé au jasmin accueillirent ses narines. Le porc grillé dans les diverses échoppes le faisait saliver, lui rappelant, avec nostalgie, une ville qu’il n’aurait jamais du quitter. Il venait ici une fois par semaine, comme une sorte de pèlerinage pour la chercher. Le quartier était construit sur le flanc des monts du Nord, en retrait des gigantesques Tours-Cités de la ville, et offrait un dépaysement complet du reste de la cité. 

Malgré son masque l’identifiant clairement comme un assassin du Cercle des Ténèbres, plusieurs personnes qu’il croisa lui sourirent. Il venait souvent ici et à chaque fois il faisait preuve d’une grande politesse et surtout, il était un rare à connaître l’étiquette et la langue de la Cité du Lion.

Alors qu’il se dirigeait vers son restaurant favori, la sérénité des environs vola en éclats, la quiétude troublée pour des cris de détresse. Dimitriel se mit à courir, redoutant ce qu’il allait trouver.

La jeune servante qui ouvrait l’auberge et sortait la grande ardoise pour présenter le menu du jour luttait contre un garde de la ville.

Il ne lui fallut qu’un regard pour comprendre ce qui se passait : la jeune serveuse maintenue de force sur une table par un garde qui de l’autre main tirait sur sa ceinture, devant les regards impuissants des passants.

Furieux devant l’invasion de son havre de paix, il arriva dans l’ombre du garde, le saisit par le col et lui asséna un violent coup de pied de travers dans le genou. Le malfrat s’effondra sur le sol en hurlant de douleur.

— Comment oses-tu attaquer un garde de la ville ? l’invectiva le rustre, avec un fort accent impérial.

Dimitriel se tourna vers la servante qui le reconnut. Elle tremblait tentant rapidement de reprendre son calme.

— Vous allez bien Yoko-san ? lui demanda-t-il.

— Oui ! Merci… Merci Kage-sama ! dit la jeune femme, l’appelant par le pseudonyme qu’il utilisait dans le quartier. Elle reprit son souffle et continua : il y en a trois à l’intérieur… Ils veulent de l’argent…

Le garde se releva en titubant et dit :

— Je t’ai parlé imbécile ! Comment oses-tu att… Il fut interrompu par un coup de pied magistral en plein visage.

Le soldat décolla du sol sous la force de l’impact et s’effondra sur le sol, inconscient.

Dimitriel se dirigea vers la porte.

— Suivez-moi Yoko-san.

Passant le pas de la porte, il vit les trois autres gardes aux traits impériaux qui menaçaient le couple propriétaire de l’endroit.

— Qu’est-ce que vous faites ici ? leur demanda Dimitriel, d’un ton chargé de colère.

Les trois hommes laissèrent le couple pour s’avancer vers lui. Les autres clients du restaurant, terrifié, tentaient par tous les moyens de se faire oublier. Une profonde tension régnait dans l’air, comme à la veille d’un orage.

— Je vais t’apprendre à te mêler de ce qui te regarde. Lui cria un des gardes en se ruant sur lui avec son glaive au poing pour embrocher le demi-elfe. Dimitriel l’évita lestement et lui saisit le poignet pour ensuite le frapper de son avant-bras, disloquant son coude. Il le désarma, lui retourna le bras violemment en le forçant à se mettre à genoux, renversant une table au passage.

Le soldat hurla de douleur.

Dimitriel posa la pointe du glaive du soldat, qu’il avait maintenant en main, sur la nuque du malfrat. Il était entièrement à la merci du demi-elfe.

Utilisant leur camarade pour les mettre en garde, Dimitriel lança un ultimatum aux deux autres soldats :

— Vu votre accent, vous êtes nouveaux dans la région… des imbéciles d’impériaux qui travaillent maintenant pour la garde de notre ville. Je vais vous enseigner quelque chose : le masque que je porte indique mon appartenance au Cercle des Ténèbres, la guilde d’assassins la plus crainte de la ville. Voyant blêmir un des gardes, Dimitriel poursuivit : je vois qu’au moins un d’entre vous a entendu parler de nous. À Valmyr, il y a plusieurs groupes qui font du racket de protection. Les Serpents Verts, la Manticore Rouge… ces coquerelles savent qu’il ne faut pas taxer les gens où s’équipe le Cercle des Ténèbres. Nos assassins ne visitent que les meilleurs établissements, les meilleurs armuriers, les meilleures forges, les meilleurs tisserands et artisans. Nous payons chacun de ces artisans à leur juste valeur, pour être sûrs d’avoir toujours le meilleur matériel. Quand un imbécile des Serpents Verts a le malheur d’oublier ce fait, on leur rafraichit la mémoire… On attrape le fautif et on le pend devant leur quartier général !

Le garde, qui connaissait la réputation du Cercle, montra ses mains ouvertes en signe de soumission.

— On… on veut pas de problèmes avec le Cercle ! On ne savait pas que cet établissement était parmi vos fournisseurs…

Dimitriel se crispa, contrôlant tant bien que mal la furieuse envie de massacrer ces quatre malfrats. Il jugea plus sage de s’en servir pour leur faire passer un message.

— Vous allez ramasser cet imbécile et celui qui « dort » dehors et vous allez passer un message à vos amis, fraichement arrivés de l’Empire. Si quelqu’un revient ici chercher querelle, c’est vous quatre que je pendrai devant le poste de garde du quartier. Est-ce que je suis clair ?

Les deux hommes indemnes acquiescèrent avec empressement. Ils aidèrent leur camarade maintenu par l’assassin à se relever et en quelques secondes quittèrent au pas de course le restaurant.

En silence, Dimitriel redressa la table déplacée et commença à replacer les chaises.

Yoko s’inclina en s’empourprant et dit :

— Non Kage-sama, assoyez-vous, vous n’avez pas à ramasser.

Le demi-elfe l’ignora et l’aida tout de même à replacer les dernières chaises.

Il s’assit à la table, rabaissa son capuchon et enleva son masque. Les autres clients reprirent leur calme et en quelques minutes la quiétude revint dans le petit restaurant.

Les yeux de l’assassin s’attardèrent sur les murs de l’établissement, puis sur un portrait fixé au mur. Le portrait fait au fusain de Kachiko qu’il avait fait quand il avait commencé à la rechercher. Le temps avait estompé certains traits et fait jaunir le papier.

Fong, le propriétaire du restaurant, s’inclina et lui servit son plat habituel, une délicieuse soupe de nouille de riz, garnie de porc grillé, de lard, d’algue et d’un œuf mariné dans le saké, comme il l’aimait. Les effluves du bouillon épicé caressèrent ses narines. Malgré son humeur sombre, il saliva.

Voyant qu’il regardait le portrait qu’il avait laissé, il y a deux ans, Fong déposa le plat de l’assassin. Le regard du petit homme à la bedaine bien portante, témoignant de la qualité de sa cuisine, s’assombrit. D’un naturel jovial et accueillant, le vieil homme chauve avait cette fois la mine bien basse.

— Merci ! Merci pour ce que vous avez fait pour nous… Depuis plus de deux ans, vous venez ici toutes les semaines pour nous demander si cette jeune femme a été vue. C’est toujours une grande déception de vous répondre non… Aujourd’hui, avec ce que vous avez fait pour moi, ma femme et ma nièce, c’est encore plus difficile pour moi de vous dire que nous ne l’avons toujours pas vue…

Dimitriel soupira et se força à sourire, adoptant le sourire des kitsunes que Kachiko lui avait appris. Un masque qui cachait les véritables émotions de son cœur.

— Je ne m’attendais pas à une réponse positive de votre part… lui dit-il, dans la langue de la Cité du Lion.

— Vous… vous devriez nous en faire un nouveau ! Plusieurs traits se sont effacés. Nous pourrions peut-être la reconnaître plus facilement avec un portrait plus fidèle, ajouta Fong.

Il y eut un silence. Comment Dimitriel pourrait lui expliquer qu’il en était incapable ? Que ce portrait avait été fait au début de ses recherches, quand il avait encore de l’espoir… mais aujourd’hui, son espérance s’était estompée comme les traits disparus du fusain. Il ne pouvait plus la dessiner aussi fidèlement que jadis.

Il se contenta de sourire comme un kitsune et dit :

— Peut-être un autre jour… aujourd’hui, je suis attendu…

Fong n’insista pas et laissa le demi-elfe terminer son repas en paix.

Yoko vint lui servir son thé et le remercia.

Il termina son thé rapidement et quitta en remerciant ses hôtes d’un généreux pourboire, comme il le faisait à chaque fois.

*

*             *

Coralie entra dans la chambre d’Élise. La jeune fille était étendue sur le lit et fixait le vide. Elle fredonnait la mélodie d’une chanson pour enfant que sa mère avait dû lui apprendre jadis. La première fois que Kachiko l’avait entendu de sa bouche, elle la murmurait alors que deux hommes étaient en train d’accomplir leurs basses besognes sur son pauvre corps frêle et meurtri. Une sorte de mantra, comme les moines de la Cité du Lion chantent, pour faire le vide et oublier tout ce qui vous entoure. Depuis ce jour, elle détestait cette chanson… elle la rendait mélancolique et lui donnait la nausée.

Kachiko serra les dents sentant le goût amer de la bile monter dans sa bouche. Elle se força à sourire pour rassurer Élise. Elle ne devait pas avoir plus de quinze ans et c’était déjà la quatrième fois depuis son arrivée que Kachiko devait l’avorter.

La kitsune commença à déballer son matériel. Des crochets d’acier soigneusement nettoyés et rangés dans un étui de cuir. Une autre fille entra et déposa un chaudron d’eau bouillante, comme la kitsune le lui avait demandé.

Elle posa délicatement une main chaude et amicale sur la tête d’Élise pour la tirer de ses pensées et la rassurer. Puis lui tendit une décoction qu’elle avait faite. La kitsune taxait ses maigres revenus pour acheter les herbes nécessaires pour faire cette potion afin d’atténuer les douleurs. Inara lui avait enseigné des dons pour soigner, mais filer des anges n’était pas soigner une blessure : la kitsune devait donc faire une bonne partie de ses avortements sans magie… dans la souffrance, la peur et les larmes.

— Bois ceci et ne t’en fais pas. Tu ne ressentiras pas la douleur…

Élise lui fit un sourire triste et dit :

— Je sais… tu es bien meilleure qu’Ortena…

Kachiko soupira. Voyant que les deux autres lits de la chambre étaient libres et qu’il manquait les effets personnels des deux filles qui y dormaient avec Élise, la kitsune voulut distraire la jeune femme et lui demanda :

— Où sont Marie et Josette ? Elles ne dorment plus dans ta chambre ?

— Le Pacha dit que Marie est partie et qu’il a vendu Josette…

Ce n’étaient pas les premières cette semaine, il y avait beaucoup plus de départs que d’habitude, pensa Kachiko.

Alors qu’elle s’apprêtait à commencer, Élise brisa sa concentration.

— J’ai vu une femme l’autre jour au marché… Elle… Elle avait peut-être trois ans de plus que moi. Elle tenait un petit bébé, un joli garçon. Est-ce que tu penses que je vais pouvoir en avoir un… en garder un ? …un jour ?

Kachiko dut se mordre les joues pour ne pas pleurer. Alors que son menton tremblait, la seule chose qui hantait ses pensées était ces questions qu’elle se posait sans cesse depuis qu’elle était arrivée ici… Pourquoi m’as-tu dit de venir ici, Inara ? Pourquoi me forces-tu à l’attendre alors qu’il ne me trouvera jamais ici ? Pourquoi m’obliges-tu à mentir tous les jours à ces pauvres filles ?

Kachiko essuya discrètement les larmes qui perlaient sur son regard. Elle se força à sourire comme une kitsune, le plus naturellement possible, et lui dit :

— Oui, bien sûr… tu te souviens de Mathilda ? Elle a été rachetée par un de ses clients… il l’aimait tellement qu’il l’a mariée et elle a eu un beau petit garçon. Elle est heureuse aujourd’hui.

Élise sourit avec tristesse.

— Tu es sûre ?

Kachiko se pencha sur ses instruments pour ne pas voir les yeux d’Élise.

— Oui, j’en suis certaine… mentit la kitsune. Je vais commencer… si… si tu veux chanter pour te donner du courage.

Élise recommença à fredonner la mélodie qui avait un son lugubre dans les oreilles de la kitsune. Elle se concentra à l’ignorer, sachant qu’elle réconfortait la jeune fille.

Au moment où elle allait pour commencer, Kachiko sentit une main se poser sur son bras.

Inara se tenait près d’elle… son ancêtre, la grande kitsune à neuf queues faite de lumière était à ses côtés, pour la première fois depuis plusieurs mois.

Inara fit non de la tête, l’invitant à ne pas continuer son geste… puis elle lui montra un songe.

Pacha Degosta qui se tenait dans son bureau. Un esprit noir couvert de loques y entra. Il portait une cape faite de hardes et un masque de démon. Kachiko pensa reconnaître un shinigami, un esprit de la mort. De ses hardes, il projeta des dizaines d’appendices faits de chaînes qui s’enroulèrent autour du Pacha pour l’entraîner aux portes de Manala, le monde des morts.

Kachiko reprit ses esprits, le chant d’Élise la ramenant dans la chambre de la jeune fille.

Elle déposa son instrument et respira doucement pour reprendre son calme. Puis elle termina :

— Élise… si c’est ce que tu veux, celui-là tu peux le garder. Je me débrouillerai avec Degosta.

*

*             *

Dimitriel était assis sur la terrasse de l’auberge des Trois Grenouilles et attendait son contact depuis presque une heure. La terrasse, déserte, donnait sur une rue bondée fourmillant de vie et d’agitation. Des gens pauvres s’y bousculaient d’un commerce miteux à l’autre. Les odeurs d’épices, de nourritures et de sueur se mélangeaient en cette chaude journée d’été. Le vent venant de la mer était la seule chose qui permettait au quartier de respirer.

Dimitriel s’était installé à l’ombre de l’auberge. Il attendait un contact qui avait demandé le plus grand secret. Il avait donc gardé son capuchon et son masque pour dissimuler ses traits fins et jeunes de demi-elfe et ses cheveux noirs avec une mèche argent. Il terminait sa chope d’hydromel et était de plus en plus songeur.

Son contact était en retard et il détestait attendre à ne rien faire. Il n’était pas patient et souvent un peu lunatique, ce qui l’amenait à penser à beaucoup de choses… trop de choses à son goût. Il regardait les rues de la ville de Valmyr, la plus grande ville du monde, sans les voir, perdu dans ses pensées. Seuls les pauvres vivaient toujours au niveau du sol, tous les riches et les nobles avaient trouvé le moyen de vivre plus haut dans les tours ou sur le flanc des montagnes. Au niveau du sol, la ville était parcourue de canaux qui se jetaient dans la mer transportant souvent autant d’immondices que d’eau.

Il n’aimait pas les journées chaudes et humides de l’été. Elles lui faisaient penser à Kachiko. L’été était sa saison préférée. Il se rappelait le temps qu’ils avaient passé dans les jardins de lotus en fleur à la Cité du Lion. Il se rappelait la belle Kachiko, la renarde qui avait su être longtemps sa seule amie, la renarde qui avait été la première femme de sa vie.

« Où es-tu Kachiko ? » Une question qu’il s’était tellement posée… une question qu’il se posait encore aujourd’hui trois ans après leur séparation, surtout par les belles journées d’été. Il s’était promis de ne pas y penser… pas aujourd’hui, mais laissé à lui-même son esprit vagabondait et revenait toujours aux mêmes idées noires.

Parfois, il aurait tellement aimé l’oublier, mais son souvenir avait été gravé dans sa mémoire par le temps. Même si certains détails s’estompaient il se rappelait ses yeux à la couleur de l’or liquide, brillant comme Los…

Après la mort de sa mère, il y a 3 ans, Dimitriel avait l’impression qu’il n’avait plus rien pour lui à la Cité du Lion. Il était triste, il avait l’impression d’avoir tout perdu… Il avait convaincu Kachiko de partir avec lui pour Valmyr, en quête d’aventure. Elle avait tout laissé derrière pour le suivre. Comme il avait été stupide… comme il avait été égoïste. Il n’avait réalisé que trop tard qu’il lui restait quelque chose de plus précieux que tout… Kachiko… la kitsune, l’esprit-renard qu’il aimait plus que tout.

La quête d’aventure ne fut pas très longue, car en route vers la cité leur bateau fut attaqué par une galère d’esclavagistes impériaux. Ils furent faits prisonniers et emmenés en cage jusqu’à Valmyr, la ville qu’ils voulaient atteindre. Ce n’était pas de cette manière qu’ils avaient envisagé leur arrivée dans la plus grande ville du monde.

Dimitriel aurait aimé que leur plan d’évasion fonctionne, il aurait aimé être encore avec Kachiko, il aurait aimé ne pas l’avoir perdue… il aurait aimé ne pas avoir à se poser sans cesse la même maudite question depuis trois ans : « où es-tu Kachiko ? » Mais la vie n’est pas toujours ce qu’on attend d’elle et ça, il l’avait bien compris.

Kachiko fut vendue très vite… trop vite. L’exotisme de la jeune et jolie kitsune était rapidement tombé dans l’œil d’un individu peu scrupuleux de la Mercura Imperialis, la compagnie marchande qui possédait la galère qui les avait attaqués.

Elle disparut… et depuis ce temps, il la cherchait.

Il était parvenu à s’échapper la semaine suivante, juste avant d’être vendu à son tour. Il chercha Kachiko partout dans la ville pendant presque un an… il remonta sa trace jusqu’au marchand qui l’avait acheté… mais elle s’était sauvée. La Mercura Imperialis la cherchait autant que lui. Il avait été soulagé de savoir qu’elle leur avait échappé, mais savait qu’il aurait encore plus de mal à la retrouver, car elle se cacherait… et les kitsunes employaient de puissantes sorcelleries pour se fondre dans la foule et devenir invisible. Changeant de visage comme si c’étaient des masques.

Après un an à chercher dans les méandres du labyrinthe de Valmyr, il avait désespéré de ne jamais la revoir. La mémoire de Kachiko était devenue comme du poison, le faisant presque souhaiter ne l’avoir jamais rencontrée. Il était descendu au plus bas… ne voyait plus que la noirceur.

Un homme avait alors croisé son chemin. Un homme âgé du nom de Lukar. Il était sage et disait chercher des hommes brisés comme Dimitriel pour donner un second sens à leur existence. Mais il devrait faire le choix de le retrouver loin au cœur des montagnes au nord de la ville, car il n’acceptait que ceux qui avaient le courage de le rejoindre de leur plein gré. Il voyait beaucoup de potentiel en lui, mais c’était à Dimitriel de saisir la chance.

Le demi-elfe n’avait plus rien à perdre, comme il n’avait déjà plus rien. Il avait fait le voyage. Pendant cinq jours, il avait gravi la montagne en pensant sans cesse à Kachiko, espérant presque que le vieil homme pourrait la lui faire oublier.

Pendant sa marche, il repensa aussi au secret que la kitsune lui avait un jour confié : le secret des renards.

Les renards avaient un cœur comme une géode. Il était dur comme la pierre et froid comme la glace. Cela leur permettait de rire de la mort et de la tristesse, d’être cyniques et cruels. Le cœur du renard lui permettait d’afficher avec simplicité des masques qui plaisaient aux gens et cachaient les vrais sentiments du kitsune. À l’intérieur toutefois, comme pour la géode, se cachait un trésor, connu seul du renard… et parfois d’une personne très près de lui : ses vrais sentiments, ses vraies peines, ses vrais espoirs, ses vrais rêves.

Il avait compris que pour recevoir les enseignements de Lukar, il devrait avoir un cœur de renard. Enfermer ses vrais sentiments et peines pour que seul lui puisse les connaître.

Le froid de la montagne durcit son cœur, la fatigue et la souffrance du voyage l’aidèrent à construire une barrière et lorsqu’il atteint enfin le temple, au sommet, son cœur était devenu une géode… un cœur de renard.

Lukar, le Grand Maître du Cercle des Ténèbres l’attendait dans les ruines d’un vieux temple d’une divinité oubliée. C’est là qu’il recevrait pendant plusieurs mois l’entraînement pour devenir un membre du Cercle des Ténèbres.

Pendant l’année où il avait appris à survivre dans la cité, il avait appris beaucoup plus de choses qu’il ne l’aurait cru. Maintenant, avec son cœur de renard, être déterminé et sans pitié ne demandait pas d’effort. Tuer aussi c’était facile, c’était tellement plus facile que de penser à Kachiko…

Il réussit son entraînement dans un temps record : le Grand Maître Lukar était fier de lui. Il le confia rapidement aux soins d’Asuna, sa meilleure assassin, et il retourna dans la cité.

Asuna était une furie, une érinye, une ange déchue devenue diablesse et qui avait fui la cour de son dieu, dans les profondeurs du monde. Elle était d’une grande loyauté, égalée uniquement par sa cruauté et sa malice. Elle vit rapidement en Dimitriel quelqu’un comme elle et avec un talent surprenant. Elle le prit sous son aile noire et rapidement, ils devinrent amants.

Avec un cœur de renard, Dimitriel trouvait les enseignements d’Asuna simples, presque salutaires. Ils lui faisaient presque oublier Kachiko. Les caresses et les moments passionnés qu’il avait avec elle, lui faisait aussi oublier la kitsune… il se plaisait même à commencer à l’aimer sincèrement.

Il apprenait, lentement, à enterrer sa culpabilité sous sa colère.

Mais dès qu’il était laissé trop longtemps seul, à réfléchir, il se reposait encore la maudite question : « où es-tu Kachiko ? »

Du mouvement près de table le tira de sa rêverie, le ramenant brutalement à la réalité. Son contact venait d’arriver. Comme il avait encore Kachiko en tête, Dimitriel était d’une humeur exécrable. De plus, il avait conscient que ses égarements, même momentanés, le rendaient vulnérable, une position peu enviable pour un assassin du Cercle. Si Asuna avait assisté à la scène, elle l’aurait sévèrement remis à l’ordre.

Il vida la tête de ses pensées et observa rapidement l’homme qui se tenait devant lui. C’était un humain dans le milieu de la quarantaine, ventru et chauve. Ses vêtements et son malaise trahissaient sa richesse et le fait qu’il fréquentait rarement le quartier, trop miteux, pour son statut évident d’aristocrate.

Dimitriel lui dit d’un ton froid et sec :

— Vous êtes en retard !

L’homme ouvrit son sac sortant des feuilles de papier d’un écrin de cuir et commença :

— Je suis désolé pour le retard. Je ne viens pas souvent ici, je me suis un peu perdu. Il s’éclaircit la gorge et continua. Tentant de flatter son interlocuteur, il dit : on m’a dit que vous étiez un des meilleurs du Cercle des Ténèbres, le plus apte à exécuter le contrat de mon maître.

Dimitriel, voyant la tentative, fit semblant de se laisser prendre au jeu. Il répondit :

—  Je suis convaincu que je serai en mesure de vous aider. Ma supérieure m’a parlé d’un homme qui travaillait à la Chatte Pourpre, avez-vous davantage de détails ?

L’homme s’éclaircit une fois de plus la gorge et commença à montrer les documents à Dimitriel. Il dit :

— En fait, il y a eu méprise. C’est une jeune femme. Est-ce que ça pose problème ?

Dimitriel savait que le Cercle envoyait généralement des femmes pour ce genre de contrat. C’est Asuna qui aurait dû en hériter. Il répondit :

—  La règle dans le Cercle des Ténèbres veut qu’un assassinat de femme soit confié à UNE assassin.

L’homme afficha un sourire condescendant :

— La vieille mentalité chevaleresque, je suppose ? Est-ce vraiment plus difficile pour un homme comme vous de tuer une femme ?

Dimitriel le regarda avec un profond mépris pendant quelques secondes et lui dit avec un ton froid et un regard noir :

— Ce n’est pas plus « difficile ». C’est moins « facile », la nuance est importante. Juste à me pointer votre cible et je ferai le nécessaire.

L’homme montra ses notes à Dimitriel. La cible était une musicienne de la Chatte Pourpre, un des plus réputés bordels de la ville. L’homme possédait une liste des principaux endroits où elle se rendait souvent en dehors de l’établissement et une excellente description de la jeune femme. 

Dimitriel comprit tout de suite que l’homme avait eu accès à de l’information de l’intérieur de l’établissement, quelqu’un de bien renseigné, sans doute le patron puisque les notes trahissaient l’éducation de celui qui les avaient rédigés. Elles avaient clairement été écrites par quelqu’un qui manipulait la plume tous les jours et la calligraphie, spécialement des chiffres, dénotait que l’auteur devait souvent tenir un registre comptable. De plus, le Pacha qui dirigeait l’endroit n’était pas réputé être un homme très amical.

Il étudia attentivement les notes et commença à réfléchir et à établir comment il comptait procéder. Il conclut en discutant du paiement avec l’homme, qui serait évidemment versé au Cercle.

Il remarqua qu’un de principaux endroits fréquentés par sa cible était un marché non loin de l’auberge des Trois Grenouilles et se dit qu’il aurait peut-être la chance de tomber sur elle aujourd’hui… ce qui terminerait l’affaire rapidement.

Il salua d’un geste nonchalant l’homme et partit en direction du marché.

*

*             *

Dimitriel mit une bonne demi-heure à se rendre au marché. Les rues étaient bondées et comme il ne voulait pas attirer l’attention, il dut emprunter de nombreux détours.

L’après-midi touchait à sa fin et, comme les rues avoisinantes, le marché fourmillait de gens. Dimitriel s’éclipsa dans une ruelle et dès qu’il fut à l’abri des regards, escalada avec aisance une des maisons qui bordait le marché. D’un bon, il atteint le premier balcon, d’un deuxième, le second et d’un dernier saut, il arriva sur le toit. Se déplaçant lestement sur les bardeaux, il s’allongea sur le versant opposé du toit. Seule sa tête dépassait l’arrête et il utilisa la cheminée pour ce dissimuler davantage. En quelques secondes, sa cape magique prit la couleur des bardeaux de cèdres du toit le rendant très difficile à voir. Il avait maintenant tout le loisir d’observer le marché à la recherche de sa proie.

Les odeurs et les bruits du marché lui parvenaient. Il se força à les ignorer pour scruter les rues à la recherche de la jeune femme décrite par son contact.

Il passa plus d’une heure à parcourir la foule du regard. Il identifia quelques silhouettes qui ressemblaient à sa cible, mais aucune certitude… Puis, alors que les échoppes commençaient à fermer, il reconnut sa proie. Elle achetait des herbes médicinales dans une échoppe à quelques édifices de son perchoir.

Il quitta son point d’observation et commença à courir et sauter de toit en toit. Il gardait toujours sa cible du coin de l’œil pour être sûr de ne pas la perdre de vue. Il avait la certitude que c’était bien elle… les cheveux, la taille, l’attitude, les traits, tout concordait, il ne pouvait y avoir d’erreur.

Sans qu’elle le sache, l’étau se refermait sur sa proie.

Il finit par atteindre le toit de l’échoppe devant laquelle la jeune femme se tenait. Il attendit qu’elle eût terminé son achat et se dirige vers la ruelle derrière la boutique.

Avec la rapidité d’un chat, il bondit derrière elle en silence, sa lame noire à la main. Le long de la courte lame incurvée, faite d’adamantine, des runes elfes noires brillaient d’une faible lueur rouge. Le cadeau que lui avait fait Asuna lui servirait pour la première fois. 

La jeune femme sentit la présence de Dimitriel dès qu’il arriva derrière elle et se retourna pour faire face à son agresseur. Elle n’aurait pas dû m’entendre, se dit-il, mais cette pensée fut rapidement chassée lorsqu’il vit son visage…

Son visage n’avait rien de familier, ni joli, ni laid, il ne semblait avoir aucune personnalité… mais ses yeux… ses yeux brillants de panique passèrent pendant quelques secondes du brun morne à l’or, avant de redevenir bruns. Des yeux à la couleur de l’or liquide et brillant comme Los… il ne connaissait qu’une personne ayant de tels yeux…

Dimitriel était figé par la surprise. Il hésita, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant. Un flot chaotique d’émotions menaçait de le submerger… des émotions pourtant enfouies profondément dans son cœur de renard.

La jeune femme était terrifiée, mais elle réagit promptement. Bousculant son agresseur, elle se sauva en courant avec une rapidité déconcertante.

Dimitriel reprit ses sens et se mit à sa poursuite. Il devait la rattraper, il devait la voir ! Il devait lui parler à tout prix !

Il la suivit de ruelle en ruelle, visiblement, elle connaissait très bien cette partie du quartier, mieux que lui. Elle courait avec la peur et la mort aux trousses, ce qui lui donnait des ailes. Dimitriel avait du mal à la suivre. Il était sur le point de la perdre de vue… Il ne pouvait pas la laisser s’échapper.

Il décida d’escalader le bâtiment le plus près, pour la poursuivre par les toits. Il n’avait plus le choix s’il ne voulait pas la perdre. En quelques sauts agiles, il atteignit le sommet de l’édifice le plus près et continua sa course par la voie des assassins.

En faisant un bond magistral, il perdit pied et se heurta le genou avec violence. Il exécuta une roulade et se rattrapa pour continuer sans perdre de vitesse. La douleur pulsait et le faisait grimacer de souffrance à chaque saut, mais il continua.

Il remarqua, après un certain temps, que la jeune femme l’avait perdu de vue. Elle ne l’avait pas vu escalader la maison et le cherchait toujours dans les ruelles derrière elle. Elle cherchait frénétiquement et dut ralentir.

À force de regarder nerveusement dans toutes les directions et de courir sans trop réfléchir, la jeune femme finit par se tromper de ruelle et arriver dans un cul-de-sac. Comme un malheur n’arrive jamais seul, un autre prédateur avait remarqué sa détresse et l’avait suivi.

L’homme à la mine patibulaire avait vu là une victime facile qu’il pourrait soulager de sa bourse ou pire encore. Il sortit un couteau rouillé et la suivit d’un air menaçant dans la ruelle. Il avait des vêtements sales, une odeur âcre de transpiration et le regard fou. Il s’approcha de la jeune femme et avec un sourire mauvais, lui dit :

— Vous vous êtes perdu ma petite dame. C’est un endroit bien dangereux ici, vous savez !

Il se mit à s’esclaffer d’un rire gras sans s’apercevoir qu’il avait fait une grossière erreur, celle de s’immiscer dans la chasse d’un prédateur beaucoup plus dangereux que lui.

Dimitriel profita de l’occasion pour se glisser derrière lui. Il frappa le mécréant avec une rapidité fulgurante. La lame enchantée qu’Asuna lui avait donnée lacéra le flanc de l’homme. Il porta instinctivement la main sur sa blessure, donnant le champ libre à la seconde attaque de Dimitriel qui entailla profondément le poignet qui tenait son couteau rouillé. Dans un même geste, Dimitriel le frappa avec violence à la gorge, le faisant taire à jamais. Le sang gicla sur le mur. L’homme s’effondra sur le sol au pied de son assassin. La magie de la lame vampirique fit disparaître la douleur qu’il avait au genou.

L’attaque brutale terrifia davantage la jeune femme qui profita du chaos pour bousculer une fois de plus son poursuivant et tenter de fuir.

— KACHIKO !!!! s’écria Dimitriel avant que la jeune femme ne soit rendue trop loin.

Elle s’arrêta, figée sur place. On ne l’avait plus appelée comme ça depuis trois ans. Elle en avait presque oublié le son de son nom… presque oublié le son de sa voix.

Elle se retourna vers Dimitriel. Il rangea son épée et lentement rabaissa son capuchon et son masque pour dévoiler son visage. Il avança doucement vers la jeune femme, les mains ouvertes vers elle et continua, avec une voix chargée d’émotions :

— Kachiko, ne pars pas… je t’en prie… je ne te ferai aucun mal… je n’ai plus la force de te chercher…

Il arriva près d’elle, ses yeux redevenus or brillaient des larmes qu’elle s’efforçait de retenir. Elle aussi l’avait cherché longtemps… Elle aussi avait désespéré… Elle aussi avait fini par souhaiter ne jamais l’avoir connu…

Il la serra dans ses bras et elle éclata en sanglots alors que toutes les émotions mélangées des trois dernières années de misère remontaient à la surface comme un torrent violent. Dimitriel ne l’avait jamais vue comme ça… aussi meurtrie. Des larmes commencèrent à couler sur ses joues. Il ne parvint qu’à lui murmurer à l’oreille ces quelques mots avec un soupir chargé de tristesse :

— Pardon… Pardon Kachiko…

Si elle avait su faire fondre, en quelques secondes, le cœur de renard qu’il s’était forgé pendant les dernières années, lui avait fait éclater le sien.