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Livre I – Troisième extrait

Tuidi, 2 Melfina de l’an 5002

 

Deux jours plus tôt, la ville avait célébré le solstice d’été. Les festivités lui avaient ravivé en mémoire les douloureux souvenirs de ses anniversaires passés qui coïncidaient avec le jour du solstice. Dimitriel détestait cette journée plus que toute autre durant l’année. Il n’avait eu qu’un anniversaire heureux et tous les autres il préférait les oublier. Il en parlait rarement, mais l’avait confié à Asuna pour expliquer son besoin de s’isoler ce jour-là.

L’érinye n’avait donc rien dit la semaine dernière lorsque Dimitriel lui avait annoncé qu’il resterait seul pendant le solstice cette année. Il ne s’était pas attendu à de la sympathie de la part de l’ange déchue, cela ne lui ressemblait pas. Toutefois, lorsqu’il était arrivé dans le petit palais abandonné qui lui servait parfois de refuge, il l’avait trouvé là, qui l’attendait.

Il s’était surpris à en être content et à ne pas la repousser.

Elle lui avait dit avoir deux présents pour lui… mais pour le plus important des deux, il devrait lui faire confiance.

Il avait accepté. Malgré la réputation de son amante, il lui faisait confiance.

Elle l’avait entraîné dans une pièce en retrait, une des rares encore aménagé dans ce petit palais. Véritable sanctuaire pour le demi-elfe, cet ancien manoir à l’abandon était aussi très familier pour Asuna. Elle avait ensuite, doucement, enlevé la chemise du demi-elfe et lui avait demandé de s’étendre sur le dos.

Il anticipait s’attendant à quelque chose de sulfureux sachant sa maîtresse très passionnée.

Elle lui avait alors dit :

— Ce que je vais t’offrir aujourd’hui est quelque chose de très important pour moi… dans notre société. Enfin, du peu dont je m’en souviens. Seuls les plus puissants peuvent se targuer d’avoir ce présent, mais ce sera douloureux.

Il avait accepté une fois de plus. Elle avait souri et le demi-elfe avait cru la voir rougir. Elle s’était assise en cavalière sur lui comme pour le chevaucher avec passion. Le regard rubis de l’érinye s’était plongé dans le sien. Dimitriel avait senti la douceur de ses longs cheveux soyeux caresser son torse nu. L’odeur suave de son parfum aux accents de cannelle avait envahi ses narines. Elle s’était mordu l’index au sang.

Le sang rouge nervuré de noir de l’érinye en avait coulé. Ses ongles étaient de véritables griffes et d’un geste, qui fut incroyablement douloureux pour Dimitriel, elle avait commencé à littéralement graver un dessin dans la peau de son torse. Dimitriel avait dû faire tous les efforts du monde pour retenir un cri de surprise, faisant rire l’ange noire.

Le sang infusé d’ombre et de ténèbres qui coulait dans les veines de l’érinye, avait marqué sa chair exactement comme si elle avait voulu le tatouer. Elle traçait avec précision l’image qu’elle avait en tête… un dragon.

Asuna aimait plus que tout la puissance. Elle disait souvent que c’était un trait des érinyes, mais comme elle était la seule ange déchue que Dimitriel connaissait, il ne pouvait que la croire. Asuna associait plus que tous les dragons à la puissance et avait une fascination et une admiration pour ces créatures au point de l’adopter comme sceau personnel. Elle en dessinait souvent. Bien que le demi-elfe eut un talent artistique rivalisant avec certains maîtres, il n’était jamais parvenu à rendre les dragons aussi vivants que ceux dessinés par l’érinye.

Dimitriel avait serré les dents pour endurer la douleur pendant qu’Asuna terminait de graver le dessin sur sa peau. Sa marque, la marque de l’importance qu’il avait à ses yeux.

Une fois terminée, elle fit apparaître une épée courte grâce à son anneau magique. La lame finement ouvragée et faite d’adamantine lui était très familière. C’était lui qui l’avait forgé à l’origine pour la donner à l’érinye. C’était sa plus belle pièce. Des semaines avaient été nécessaires pour forger le dur adamantine selon sa vision, pour en faire une arme à la hauteur de sa maîtresse. Des runes magiques ornaient maintenant sa lame brillant d’un rouge incandescent.

Asuna lui avait tendu l’épée pour qu’il la saisisse par le manche. Dès qu’il l’avait pris en mains, l’érinye s’était volontairement entaillé l’avant-bras sur le tranchant de la lame, laissant couler un flot de sang. Le liquide rouge nervuré de noir disparut au contact de la lame magique. Dimitriel, qui la regardait d’un air hébété, avait alors senti la magie de la lame crépiter dans sa main et la douleur que lui avait infligée l’érinye en lui gravant sa marque disparut.

Asuna léchait sa plaie alors que son sang diabolique régénérait sa blessure pour la refermer presque instantanément.

Elle avait souri devant le regard confus du demi-elfe et lui avait murmuré à l’oreille :

— J’ai fait enchanter la lame que tu m’avais forgée avec un puissant sortilège vampirique, un peu comme ma lance. Les blessures qu’elle infligera à tes ennemis régénéreront les tiennes. Elle te sera plus utile qu’à moi. Ça peut paraître étrange de rendre un cadeau qu’on nous a fait, mais c’est ma seconde surprise. Pour ce qui est de ma marque, c’est… c’est dur à expliquer à quelqu’un qui n’est pas des miens… C’est un présent important, le plus important que je peux te faire. Elle avait marqué une pause et le demi-elfe l’avait vu s’empourprer. C’était la première fois qu’il sentait chez elle, d’un naturel sûr d’elle-même, une telle hésitation, un tel malaise. Elle avait repris son calme et avait terminé en disant : Plus concrètement, elle t’aidera quand tu utiliseras la magie des ombres comme je t’ai enseigné. Dès que je l’aurai activé…

À ses mots, elle avait approché ses lèvres de sa marque. Elle avait exhalé de son souffle chaud, léché et caressé de ses lèvres la marque en forme de dragon qui était devenue le temps d’un instant, incandescente.

Puis, alors que le demi-elfe reprenait ses esprits, elle l’avait embrassé avec fougue et lui avait dit d’un ton joyeux et léger, comme si elle se niait à elle-même l’importance du geste qu’elle venait de commettre :

— Tu m’as demandé du temps pour toi… je te laisse… je voulais juste te donner quelque chose pour ton anniversaire…

Elle était partie, comme elle était venue, de manière soudaine.

La marque de dragon d’Asuna était superbe et parcourait le côté gauche de son torse, de l’épaule au nombril. C’était aussi le premier cadeau qu’elle lui faisait et qu’elle n’avait jamais fait à un de ses anciens élèves. Quelque chose d’aussi personnel et intime… Elle tenait à lui… plus qu’elle voulait sans doute se l’admettre elle-même et cette pensée fit sourire le demi-elfe et ajouta à sa confusion, il ne savait trop qu’en penser.

Dimitriel avait réfléchi le reste de la journée et le jour suivant. Les pensées se bousculaient dans son esprit, tiraillé entre Asuna et Kachiko, la femme qu’il avait perdue…

Il était temps pour lui de sortir de sa solitude et de calmer ses esprits. La journée serait longue aujourd’hui. Ce matin, il devait exécuter un contrat qu’on lui avait confié la semaine dernière, puis il avait un rendez-vous pour un second contrat en après-midi. Il se força à oublier les pensées cacophoniques qui se présentaient dans son esprit de manière chaotique, comme une mélodie discordante.

Il sortit dans les rues de la Cité Suspendue d’Azura, une des trois gigantesques Tours-Cités de la ville de Valmyr, la plus grande ville du monde. Après avoir caché son visage de son capuchon noir et du demi-masque au faciès de démon caractéristique des assassins du Cercle des Ténèbres, il se mit en route.

La ville étant tellement grande qu’il lui faudrait facilement trois heures pour rejoindre le lieu de son premier contrat en empruntant les rues, il décida de passer par les toits pour gagner du temps.

La route des toits aussi surnommée par les membres du Cercle des Ténèbres, la voie des assassins, était un jeu dangereux auquel s’adonnaient depuis longtemps les assassins du Cercle. Un mélange d’acrobatie, d’escalade et de funambulisme qui permettait aux assassins de courir de toit en toit et de gagner un temps considérable dans cette ville construite en hauteur.

Son petit palais abandonné était à plusieurs centaines de mètres d’altitude dans la Cité Suspendue d’Azura. Se déplaçant par bond, de toit en toit, il descendit avec la grâce d’un félin rapidement les divers étages de cette ville dans la ville.

Les trois gigantesques tours de la ville, les colossales merveilles nommées Viodes, Dieretto et Azura, avaient été construites avec des styles architecturaux très différents. Dans chacune de ces structures titanesques, s’élevant à des centaines de mètres du sol, un arbre tout aussi magistral avait été intégré. À l’image des tours, ces arbres étaient gigantesques, parcourant les murs des œuvres comme l’auraient fait des vignes. Ils poussaient un peu partout dans la tour pour que la pointe de leurs branches donne l’illusion d’être de petites forêts qui composent les parcs dispersés un peu partout dans ces merveilles. Ces rameaux rendaient la voie des assassins encore plus facile à parcourir pour le demi-elfe qui sautait comme l’aurait fait un chat de branche en branche pour descendre encore plus rapidement vers le sol.

Mais ce parcours n’était pas sans danger. Les murs de quartz blanc d’Azura qui s’agençaient avec les fleurs blanches et rose pâle du saule d’Azura avaient commencé à s’effriter par endroit. Soudainement, une des pierres céda dans la main de l’assassin, lui faisant perdre l’équilibre. Il se concentra et activa la magie de la chaîne enchantée enroulée autour de son bras. La chaîne aux pointes acérées s’anima. Comme un serpent bondissant, elle se projeta pour s’enrouler autour d’une branche, sauvant au dernier moment le demi-elfe d’une chute mortelle.

Dimitriel s’arrêta quelque temps sur une branche du saule géant suspendu au-dessus du vide pour reprendre son souffle et ses esprits. Il rit alors qu’il haletait. La voie des assassins était dangereuse, mais il l’adorait. Elle lui demandait toute son attention et vidait complètement son esprit de toutes les pensées sombres qui le hantait… elle l’empêchait de réfléchir et c’était la plus grande qualité de cette voie dangereuse à ses yeux.

Il posa le regard au pied de la Cité Suspendue d’Azura, encore quelques bonds et il toucherait le sol. À la base de la cité, construite comme une tour inachevée voulant toucher le ciel, se tenaient, stoïques et immobiles, cinq gigantesques colosses faits d’acier d’Urzar, un métal nain aussi solide que l’adamantine. Deux ou trois fois plus grand que ceux utilisés par l’Empire pour combattre, ils veillaient en silence, endormis à jamais, sur la Cité suspendue.

Assis confortablement sur sa branche et ayant repris son souffle, Dimitriel regarda la pierre du mur qui avait cédé, encore dans sa main. Il ne put s’empêcher d’y voir une cynique métaphore avec le tissu social de la ville qui s’effritait un peu plus chaque jour.

Il regarda encore une fois les colosses au pied d’Azura. Puis observa à son sommet, la gigantesque statue d’Azura, la déesse jugée païenne par l’Empire. Il se rappela que c’était les légendes de ces splendeurs qui les avaient attirés ici il y a trois ans, Kachiko et lui…

Il se releva d’un geste brusque et s’élança dans le vide. Il ne voulait pas penser à Kachiko… pas maintenant.

Il poursuivit donc sa route sur la voie des assassins sachant qu’elle lui demanderait tellement de concentration, qu’elle lui permettrait d’oublier tout le reste. Dans quelques minutes, il serait sur le toit de la maison du marchand qu’il devait assassiner.