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Livre I – Prologue

Six ans plus tôt…

 

Dimitriel et Kachiko s’entraînaient depuis l’aube dans les jardins du Kyuden Inara, le petit palais de la famille Inara, la famille de Kachiko.

L’été était doux et ils sentaient sur leur peau les chauds rayons de Los, l’astre solaire. Leurs mouvements étaient bercés du chant des cigales. À chaque souffle, le parfum des fleurs de lotus qui peuplaient le jardin emplissait leurs narines.

Ils exécutaient le Sacrifice de Tanaka, le kata le plus difficile, sous le regard analytique de son auteur, le maître d’armes Inara Hideki. Hideki, le père de Kachiko, était le seul à pouvoir exécuter sans aucune erreur ni hésitation la suite complexe d’enchaînement de cette chorégraphie de combat gracieuse et mortelle. C’était ce kata qui lui avait valu la réputation du plus dangereux maître d’armes de la Cité du Lion de Jade.

Lorsque le maître l’avait présenté devant la cour du Régent de la Cité du Lion, tous avaient été impressionnés. Personne n’avait son adresse, sa grâce et sa puissance… personne n’avait son talent. Puis le régent lui avait demandé comment il avait nommé son œuvre. Lorsqu’il répondit et osa mentionner le nom de la kitsune maudite Tanaka, le régent passa à un cheveu de l’exécuter. Il lui avait retiré son titre et sa famille l’avait banni.

Mais Hideki ne s’en souciait guère ; ce kata n’avait pas été créé pour le régent ni pour ses samouraïs. Il avait été créé pour celle qui les regardait en prenant son thé dans le jardin : Inara Midori, la mère de Kachiko, la kitsune blanche pour qui Hideki avait tout abandonné.

Partout dans le jardin autour des deux élèves qui reprenaient la chorégraphie, il y avait des sabres plantés dans le sol. Ils serviraient tout au long de l’enchaînement symbolisant le guerrier qui saisit l’arme d’un adversaire vaincu pour continuer le combat. Le kata alternait les attaques et les parades, à une main, deux mains, la gauche, la droite, les attaques à un sabre et à deux. Il demandait une telle coordination que la majorité des élèves d’Hideki n’étaient en mesure que d’en apprendre quelques sections. Seuls Dimitriel et Kachiko, ses deux meilleurs élèves, étaient capables d’exécuter presque la totalité du kata. Même si leur exécution était encore approximative, le maître était convaincu qu’avec plus de pratique, ils finiraient par le maîtriser.

Les deux élèves terminaient l’enchaînement de mouvements, Dimitriel, qui était meilleur que Kachiko pour le maniement du sabre, ralentissait volontairement son mouvement pour qu’il soit en harmonie parfaite avec elle.

Ils terminèrent le kata et Hideki leur octroya une pause. Kachiko alla rejoindre sa mère qui lui tendit une tasse de thé. Dimitriel pour sa part parcourut le jardin pour replacer les sabres à leur place et préparer la suite de leur entraînement. Il était silencieux et semblait préoccupé… Débattant avec lui-même de quelque chose d’important.

Kachiko but quelques gorgées du thé et demanda à sa mère :

— Okāsan… pourquoi l’avant-dernier mouvement du kata est une frappe à l’arrière à l’aveugle, sans regarder ?

Sa mère sourit et dit :

— Pourquoi tu ne le demandes pas à ton père, c’est lui son créateur…

Kachiko fit la moue et soupira.

— Quand je lui ai demandé, il a ri et m’a répondu que j’étais aussi curieuse que toi…

Le sourire énigmatique des kitsunes se dessina alors sur le visage de Midori. Un masque parfait qui entourait le cœur de mystère et cachait les véritables sentiments des esprits-renards.

— Il y a longtemps, le régent de l’époque avait envoyé ses trente meilleurs samouraïs et son shugenga personnel pour exécuter Tanaka. Elle les tua tous à l’exception de Kintoki, le meilleur samouraï, et de Xei Zang, le shugenga… Afin de triompher, Kintoki dut attaquer par derrière Tanaka et la décapiter, au même moment où Xei Zang scellait son âme. Dans l’avant-dernier mouvement du kata, Tanaka tue Kintoki en le frappant à l’aveugle alors qu’il l’attaque par-derrière… pour ensuite tuer Xei.

Le regard de Kachiko s’éclaira.

— Tanaka gagne !

— Les guerriers, les samouraïs et le régent voient dans ce kata la puissance, la complexité, la discipline, le danger… Moi je ne vois que ce message adressé à mon égard par ton père. Le plus beau cadeau que l’on pouvait me faire à moi et aux nôtres… À ses mots, le regard de Midori et d’Hideki se croisa au loin. Les deux se sourirent et semblèrent se transmettre un message dont eux seuls connaissaient la teneur. Comme si leurs âmes se parlaient. Midori reprit : Dimitriel veut demander quelque chose à ton père. Mieux vaut les laisser.

Kachiko rougit comme une cerise.

— Oui… je… bredouilla-t-elle.

Midori éclata de rire.

— Tu sais ce qu’il va lui demander Sakura ?

Pour toute réponse, Kachiko s’empourpra davantage et baissa ses oreilles de renard.

Sa mère la prit par la main et elles se retirèrent.

Plus loin dans le jardin, Dimitriel venait de terminer de replacer chacun des sabres. Il s’immobilisa devant Hideki et s’inclina.

— Tu désires me demander quelque chose, Triel-san ?

Dimitriel prit une grande inspiration. Il avait l’estomac noué par la nervosité et savait que pour lui et Kachiko tout se jouerait dans les prochaines secondes.

— J’aimerais… Je… Je veux épouser Kachiko !

Il y eut un long silence.

— Recommence ! dit simplement Hideki.

Dimitriel le regarda d’abord sans comprendre.

— Le kata ? demanda-t-il.

Le maître acquiesça de la tête.

Dimitriel se plaça en position. Il avait l’impression que leur avenir à Kachiko et lui se jouerait dans les prochaines minutes.

Il prit une grande inspiration et commença. Les mouvements s’enchaînèrent à une vitesse et une précision incroyables. Il n’avait plus à se soucier d’être en harmonie avec une autre, il ne se souciait que de la suite les mouvements. Il augmentait la cadence et exécutait chacune des sections de la chorégraphie avec une minutie extrême. Il commença à voir les adversaires imaginaires dans sa tête. Il approchait de la finale et de la partie ou Kachiko et lui accrochaient à chaque fois.

Il devait se concentrer.

Puis, il termina avec la dernière frappe et un grand cri qui retentit dans tout le jardin, déchargeant d’un seul geste toutes les émotions en lui.

Il avait réussi. Il avait exécuté le kata sans faille. Il était parfait.

Hideki le regarda avec fierté et dit :

— Le secret pour ce kata est que l’on doit avoir peur de perdre quelque chose qui nous est cher pour pouvoir l’exécuter à la perfection. Maintenant pour le répéter tu devras te mettre dans le même esprit que tu étais…

Dimitriel s’inclina et dit :

— …et pour ma requête ?

— Non ! Hideki marqua une pause et vit le regard de Dimitriel s’assombrir. Sa mâchoire se serra. Il voyait que le jeune homme avait mal, comme s’il avait été frappé par une lame. Le maître rit, ce qu’il faisait très rarement étant peu démonstratif, puis il termina : ne fais pas cette tête-là. Si je dis non, c’est pour te laisser la chance de prouver que ma décision n’est pas la bonne. Tu es son plus proche confident depuis maintenant dix ans. Vous venez d’avoir vingt ans cette année, la vie commence pour vous. Celui à qui j’accorderai le cœur de ma fille, ce que j’ai de plus précieux, devra remplir deux conditions. S’en montrer digne… et gagner son amour. Pour ça, je ne m’en fais pas.

Dimitriel soupira et acquiesça. Il s’inclina devant son maître, le père de la femme qu’il aimait plus que tout. Il ferait tout ce qui est en son pouvoir pour s’en montrer digne et prouver que son maître avait tort.