Losdi, 19 Ceri de l’an 5002
La tour de Viodes projetait son ombre sinistre sur les rues de Valmyr à ses pieds. Elle avait été construite il y a plusieurs millénaires, en même temps que ses deux jumelles, la Cité suspendue d’Azura et la Tour-Cité de Dieretto. Elles composaient toutes trois, avec le Sanctuaire Memoria, le cœur de la cité. Ce secteur de la ville était le plus ancien et portait le surnom de Myr, comme la ville mythique qui avait été construite par les dragons au commencement du monde.
Les trois tours étaient cependant bien différentes l’une de l’autre. La Cité suspendue d’Azura taillée dans le quartz blanc et rose était parcourue d’un saule d’Azura blanc et rose. La Tour-Cité de Dieretto, construite en granite gris, était entourée d’un gigantesque chêne grimpant sur ses murs. La tour de Viodes n’avait plus la majesté de ses deux sœurs. Faite de pierre de basalte noir, elle était retenue par un gigantesque pin noir à demi-mourant. Il couvrait une partie de la tour comme l’aurait fait une vigne géante. Certaines sections de son bois mort avaient perdu leur écorce sombre pour faire place au coeur, blanchi par le temps.
Selon la légende, la ténébreuse tour avait été frappée de plein fouet par les foudres divines. Depuis, elle menaçait de s’effondrer et de détruire une partie de la ville. Des ingénieurs et artisans travaillaient tous les jours à solidifier la structure titanesque au moyen d’arcs-boutants et de contreforts. Ces arêtes accentuaient l’aspect sinistre de la tour noire.
Pour ajouter au mystère et donner naissance à de nombreuses histoires toutes plus macabres les unes que les autres, un grand projet de vitraux avait été lancé par les Carmeron deux siècles plus tôt. Ce chantier soufflé à l’oreille du Grand Duc de l’époque par un inquisiteur, duquel il voulait se rapprocher, avait pour objectif de masquer les cinq colossus qui gardaient la tour. Contrairement aux colossus représentant de valeureux chevaliers humains de la Cité suspendue d’Azura et aux colossus à l’apparence de nains en armure de Dieretto, les automates gigantesques de Viodes avaient une apparence hideuse aux yeux de l’inquisiteur qui les avaient jugés impies. Le Grand-Duc, nouvellement converti à la religion impériale, avait voulu faire bonne figure. Il avait lancé un vaste chantier de vitraux dédiés au panthéon impérial pour cacher la vue des colossus.
Aujourd’hui, tous avaient oublié leur apparence et les spéculations et légendes allaient bon train.
Lors de son arrivée au pouvoir, Carlagio avait décidé de transformer tous les vitraux pour les consacrer uniquement à la gloire d’Urielle, la sombre déesse que lui et sa famille vénéraient. Il avait lancé ce projet après avoir reconnu la déesse maléfique comme religion d’État. Il voyait ses grands travaux comme un legs qu’il voulait faire aux générations futures et leur ampleur nécessiterait encore plus de dix ans de construction.
Toutefois, depuis quelques jours, ce n’était pas les chantiers démesurés de l’Archiduc ni la violence de sa répression contre les non-humains qui étaient sur toutes les lèvres. Partout dans la ville on ne parlait plus que du Phoenix Noir et de son écrasante victoire au côté des nains contre les troupes venues assiéger le Temple des Trois.
Cette victoire avait accentué le clivage de la ville de plus en plus marqué entre ceux qui soutenaient l’Archiduc et ses politiques de répression et tous les autres citoyens de la ville.
Les forces de la ville avaient été grandement affectées et ce revers représentait une humiliation majeure pour l’Archiduc. Carlagio avait été forcer de cesser, de manière temporaire, ses représailles à l’égard des non-humains.
La journée était chaude et humide. En milieu d’après-midi, un boucan épouvantable avait attiré Dimitriel, Asuna et Malice près d’une des places publiques de la ville au pied de la tour de Viodes. Une foule hétéroclite s’y était massée, à l’ombre de la gigantesque et sinistre structure.
Ils étaient plusieurs milliers de curieux à s’être ainsi rassemblés. Au centre, escorté de plus d’une centaine de gardes, un homme à la solde de l’Archiduc Carlagio ordonnait aux soldats de détruire une gigantesque statue de bronze, symbole de la ville.
Dissimulés parmi la foule, Asuna, Dimitriel et Malicya observaient la scène en silence comme le reste de la populace médusée par le spectacle.
L’homme aux couleurs de la ville prit la parole d’un ton franc :
— Ce monstre impie et païen représente le passé. Il est maintenant temps de faire table rase et de regarder vers l’avenir !
À ces mots, ses hommes reprirent leur tâche de plus belle dans un vacarme assourdissant, martelant le bronze de leurs marteaux.
Malice tentait de voir à travers la foule en s’étirant sur la pointe des pieds. La voyant faire sans succès, Dimitriel la souleva et la déposa sur ses épaules comme on l’aurait fait avec un enfant.
— Merci ! dit-elle, en lui embrassant le dessus de la tête. Puis, elle reprit en observant la sculpture : qu’est-ce que cette statue représente ? On dirait une chimère, mais Malice n’en a jamais vu des comme ça.
— C’est une Chimère de Myr aussi appelé Chimyr. Elle symbolise les trois Tours-Cités. C’est un amalgame de créatures fantastiques. Une tête et le devant du corps d’un lion d’orichalque, représentant la Cité suspendue d’Azura, une tête et le derrière du corps d’une gorgone d’Urzar, un taureau fantastique et symbole de la Tour-Cité de Dieretto et une tête et des ailes de dragon d’adamantine, le blason de la tour de Viodes. On retrouve de ces chimyrs un peu dans les montagnes de la région. Je pense qu’à l’époque de l’érection des Tours-Cités, les familles nobles aimaient en posséder, répondit Asuna.
Malice acquiesça en silence. Elle continua d’observer la scène, puis vit une petite statue de hibou en bronze au pied de la Chimyr. Un soldat le décapita d’un coup de marteau, envoyant la tête en bronze rouler dans la foule, blessant un enfant au passage.
Alors qu’un de ses frères d’armes le félicitait en riant, Malice s’exclama :
— Pauvre petit !
— La tête en bronze l’a atteint au bras. Ne t’en fais pas, il s’en remettra. Il a été chanceux, si elle l’avait frappé au visage, il serait mort, ajouta l’érinye visiblement peu affectée par la cruauté des soldats.
— Qu’est-ce que le hibou signifie ? Malice a vu plusieurs statues d’oiseaux décapités dans la ville.
— C’est un Grand-duc, une variété de hiboux qui vit aussi dans la région. L’oiseau Grand-duc est le symbole du « Grand-Duc », le nom donné aux dirigeants de la ville avant l’arrivée au pouvoir de Carlagio. Pour être nommé Grand-Duc, il faut toutefois l’aval des Ducs de la ville, les représentants de chacune des cinq familles fondatrices de Valmyr. Comme l’Archiduc ne l’a jamais eu à l’unanimité, il a inventé un titre équivalent en s’inspirant des Archiducs des enfers… les plus puissants diables, répondit Asuna.
Alors que les soldats terminaient de détruire les statues, le notable, en livrée officielle, reprit la parole :
— Il y a trois jours, les nains s’en sont pris à nos valeureux soldats ! En signe de représailles et parce que l’Archiduc ne voit en la population non humaine que fourberie et malice, il a décidé de retirer la citoyenneté de Valmyr à tous les non-humains ! Cette mesure est effective à partir de maintenant !
À ces paroles, les nains, les demi-elfes, les halfelins et tous les non-humains de la foule commencèrent à huer le magistrat. De l’autre coté, plusieurs humains zélotes acclamèrent la motion.
La foule commençait à se presser contre le socle de la statue, alors que le magistrat ordonna au soldat de disperser la partie de la masse composée de non-humains.
Dimitriel risqua de tomber, entrainant avec lui Malice, dans cette marée de gens de plus en plus violents. Asuna le rattrapa par le bras. Il déposa la princesse sandrakovienne et les trois se faufilèrent avec difficulté dans la foule, de plus en plus compacte.
La tension, déjà grande, due à la cruauté des soldats, menaça d’exploser avec les dernières annonces.
Sorti de la masse, le trio s’arrêta dans une ruelle pour reprendre leur souffle.
— On devrait peut-être agir, dit Malicya en entendant au loin les cris de plus en plus forts.
— Non, pas tant que les hommes de Volenn ne seront pas prêts, répondit Asuna.
— Asuna a raison. Nous les formerons le plus rapidement possible pour maîtriser au moins la base des pouvoirs du Phoenix. Dans quelques jours, ce sera l’équinoxe d’automne, viendront alors les « Nuits Empoisonnées ». Nous frapperons à ce moment, termina le demi-elfe.
*
* *
Le Phoenix Noir du Sanctuaire Memoria avait tenu parole. La nuit suivant la cérémonie pour les anciens assassins du Cercle des Ténèbres, Kachiko et Alicya avaient rêvé au passé de Johann, le petit Verloren qu’ils avaient extirpé du joug de la Fraternité Cramoisie.
Elles avaient vu sa mère qui l’aimait. Vu son enfance et la joie qu’il avait eu à vivre avec elle. Sa mère était une guérisseuse qui vivait en bordure de la forêt quelque part au Godehard, un pays reconnu pour ses traditions et surtout sa méfiance envers la magie et les femmes qui s’y adonnait.
Kachiko et Alicya l’avaient vu dessiner et peindre, ce qu’il aimait le plus. Il avait un talent hors du commun qu’il tenait de sa mère. Elles avaient vu sa petite sœur et le plaisir que Johann avait à jouer avec elle.
Puis le rêve s’était rapidement transformé en cauchemar, le Mercedis Divina, la terrible inquisition qui régnait au Godehard et dans l’Empire, avait brûlé sa mère pour sorcellerie. Les enfants avaient été séparés et Johann n’avait jamais revu sa sœur. Kachiko et Alice avaient rêvé de l’entrainement épouvantable que le petit avait subi à la Fraternité Cramoisie…
Pour Alicya, le songe s’était terminé là. Elle s’était réveillée en criant, tirant du sommeil Asuna, Malicya et Dimitriel qui dormait près d’elle.
Kachiko avait continué de rêver…
La kitsune avait tout de suite compris que le Phoenix avait cédé le pas à Inara, car le songe était devenu plus personnel, plus vivant.
Elle n’avait vu qu’une chose de plus : Dimitriel qui dessinait en silence avec le petit garçon, comme sa mère le faisait, comme un père l’aurait fait avec son fils.
Kachiko s’était réveillée quelques minutes après Alicya, le regard voilé de larmes. Elle n’avait rien dit de plus et c’était blotti contre le demi-elfe couché à ses côtés. Il l’avait serré en silence et ils s’étaient rendormis.
Le lendemain, Kachiko avait emmené le petit garçon au Lotus Noir. Un pari que Dimitriel et Asuna trouvaient très risqué. Kachiko voulait garder sa véritable identité secrète au plus de gens possible et il était évident que si le petit s’échappait et partait retrouver Jörgen Frykt, l’endroit ne serait plus sûr pour personne. Mais elle avait dit à Triel et Asuna qu’elle n’avait pas le choix. Elle ne pouvait espérer remettre l’enfant sur le droit chemin en le laissant dans l’entourage d’assassins. Alice avait abondé dans le même sens et il était convenu que la princesse sandrakovienne aiderait Kachiko de son mieux avec le petit garçon, malgré son désir d’assister Asuna dans l’entrainement des anciens assassins du Cercle des Ténèbres. Son devoir de grande sœur passait toujours avant le reste.
Kachiko avait expliqué son plan à Alice pour le petit Johann. Elle ne voulait pas lui laver le cerveau comme elle aurait pu faire à coup de puissants enchantements. Elle préférait essayer de briser la coquille que la Fraternité Cramoisie avait forcé l’enfant à se construire. Elle espérait y trouver encore quelques éléments de bonté et, peut-être, réussir à le sauver. Ce ne serait pas facile comme le petit s’était plongé dans un mutisme après la mort de sa mère.
Le Phoenix les avait grandement aidés à élaborer ce plan en leur montrant des éléments clés du passé du petit. Son nom, celui de sa mère et de sa sœur, sa couleur préférée, son plat préféré et de nombreuses informations anodines qui permettrait à la kitsune, aidée d’Alicya, de recoller les morceaux de ce pauvre enfant.
Pendant les premiers jours, Kachiko et Alicya usèrent de nombreux sortilèges pour calmer et rendre réceptif le petit garçon. Elles ne voulaient pas qu’il s’échappe et ne voulaient pas non plus l’enfermer à double tour comme l’avaient fait le Fraternité Cramoisie et l’Inquisition quand ils l’avaient recueilli. La kitsune et la princesse s’étaient donc résolues à utiliser de la magie pour s’aider dans cette tâche, mais elles le faisaient subtilement. Tout le reste était appuyé sur la grande gentillesse que les deux femmes lui dispensaient.
À partir du troisième jour, le petit sourit pour la première fois alors qu’Alice jouait avec lui. Par la suite, il commença à sourire de plus en plus. Les deux jeunes femmes diminuèrent de jour en jour les enchantements pour permettre à la personnalité du petit Johann de ressortir et reprendre le dessus.
Pendant toute la semaine, Asuna, Dimitriel et Malicya entrainaient les hommes de Volenn à maîtriser leurs nouveaux pouvoirs et préparaient l’installation dans les ruines du temple de Marakinae Ilani, leur base pour la guerre à venir. Ils étaient de retour uniquement le soir. Malice et Dimitriel interagissaient avec le petit après avoir écouté un long résumé de la journée fait par Alice et une explication complète de l’attitude qu’ils devraient adopter avec l’enfant, fait par Kachiko. Asuna quant à elle demeurait en retrait. C’était elle qui l’avait combattu et elle ne voulait pas nuire aux efforts de Kachiko et d’Alice, même si ces dernières avaient l’impression que la vue d’Asuna rendait le jeune garçon plus mal à l’aise que terrifié.
À la fin de la semaine, Kachiko n’utilisait plus de magie et le petit, ne montrait plus aucun signe d’hostilité à leur égard. Il vivait même des moments de joie de plus en plus fréquents.
Il était temps de voir si Alice et la kitsune seraient en mesure de percer la coquille du petit garçon. Elles projetaient de le faire le matin suivant…
Ce soir-là, Dimitriel était revenu avant Malice et Asuna. Sans dire un mot, il avait sorti son carnet de dessin, ce qu’il n’avait pas fait depuis des semaines. Il en avait donné quelques feuilles au jeune garçon avec des fusains et ensemble, ils avaient dessiné en silence. Kachiko n’avait pas raconté son rêve au demi-elfe et se demanda, en les observant, si Inara avait pu faire rêver la même chose à Triel.
Alice et Kachiko avaient observé Dimitriel pendant de longues minutes profondément touchées de le voir avec le petit garçon. Johann semblait tellement heureux… le demi-elfe aussi, sauf quand son regard s’attardait sur la marque que le tissu avait laissée sur la gorge du jeune garçon.
Cette scène conforta les deux jeunes femmes dans leur décision d’agir le jour suivant.
Le lendemain matin, Kachiko et Alice avaient fait des œufs et du bacon pour Johann, ce qui changeait du pain et du beurre habituel. Elles savaient que c’était le plat préféré du petit.
Kachiko arriva avec l’assiette et lui dit :
— Regarde Johann, nous avons une surprise pour toi, c’est un jour spécial aujourd’hui, tu sais !
Le petit entendait son nom pour la première fois depuis plus de trois ans. Il revit sa mère qui lui apportait son déjeuner préféré. Sa mère était très pauvre, aussi les occasions de manger des œufs et du bacon étaient rares… deux ou trois fois par an, tout au plus. Il revit aussi tous les repas infects de gruau et de pain sec que lui avait fait manger l’Inquisition après l’avoir recueilli. Après l’avoir enlevé à sa mère… après l’avoir tué sur un bucher… après l’avoir séparé de sa sœur…
Les larmes coulaient sur ses joues alors que la mémoire lui revenait peu à peu.
— Johann, écoute-moi ! dit Alicya en le regardant. Le petit Johann la regarda dans les yeux alors que des larmes coulaient sur ses joues. Ta mère s’appelait Rosalyn et elle t’aimait… peu importe ce qu’ils t’ont dit, c’est faux ! Elle t’aimait… une mère aime toujours son fils… Alicya… Alicya… Alice due faire une pause pour combattre les larmes qui montaient dans ses yeux et l’émotion qui lui nouait la gorge, puis elle continua : Alice… ne peut pas remplacer Rosalyn ni Mathilde ta petite sœur… Kachiko non plus. Mais Alice peut être ta grande sœur si tu veux… Aimerais-tu qu’Alice soit ta grande sœur ? Tu sais, les grandes sœurs, ça protège toujours leur petit frère !
À ces paroles, Johann se jeta dans les bras d’Alice et pleura à gros sanglots en acquiesçant de la tête. La mâchoire serrée, Alice pleurait elle aussi en silence. Elle qui d’ordinaire masquait ses émotions par une façade d’orgueil était complètement émue par le jeune garçon.
Kachiko sourit et déposa la main sur l’épaule du petit et de la princesse sandrakovienne. Elles commençaient à percer la coquille du petit Johann. La guérison serait longue, mais comme la kitsune avait fait avec le cœur des filles de l’ancienne Chatte Pourpre, ils recolleraient, tous ensemble, les morceaux de l’âme fragile du petit garçon.
*
* *
Deux semaines s’étaient écoulées depuis son arrivée au Lotus Noir. Laetoria avait recommencé à manger à sa faim, les couleurs étaient revenues sur son visage et elle se surprenait même à sourire lorsque les autres courtisanes lui parlaient. Kachiko l’avait accueillie comme une amie. Elle avait usé de ses miracles divins pour guérir les maladies que lui avaient laissées des clients peu scrupuleux qui avaient eu à peine plus de considération pour elle qu’ils en auraient eu pour un chien errant, et encore.
Ici, les hommes qui visitaient l’établissement étaient respectueux. Elle ne se sentait pas encore prête à travailler comme courtisane, mais c’était une question de temps. D’une part, elle voulait rendre à Kachiko toute la gentillesse que la kitsune avait eu à son égard. De plus, Laetoria savait qu’elle pourrait choisir ses clients et qu’ici personne ne lui ferait du mal.
Elle se prélassait dans son lit en songeant au Duc WeissGreif. Celui qui, avec Kachiko, l’avait sauvée des griffes du Serpent Vert. Comme il l’avait promis, il était revenu la voir deux jours après l’avoir sauvée. Elle avait refusé de le rencontrer… elle voulait avoir retrouvé sa beauté avant qu’il ne la revoie et ne se sentait pas prête. Il avait rencontré Kachiko et Laetoria avait assisté à la scène derrière un paravent. Il lui avait laissé un présent et était reparti. Il était revenu tous les deux jours par la suite. À chaque fois, il lui avait laissé un présent et un message écrit de sa main. Quelques mots d’encouragements écrits dans une prose si délicate et aimable qu’à toutes les lectures, les larmes embrouillaient son regard. Elle n’aurait jamais cru qu’on pouvait écrire d’aussi belles choses, encore moins pour elle.
Son cadeau le plus précieux demeurait le manteau blanc immaculé qu’il lui avait donné. Le manteau qu’il portait ce soir-là. Il embaumait l’odeur de son parfum que, même après deux semaines, le nez fin de l’esprit-louve sentait encore. Elle dormait en le serrant toutes les nuits et, en y pensant, elle réalisa qu’il n’était pas dans le lit. Elle chercha dans toute la chambre et ne trouva rien… il avait disparu. Laetoria serra les dents et gronda comme une louve. Est-ce qu’une autre courtisane avait voulu lui faire une mauvaise plaisanterie ? Elle était bien décidée à en avoir le cœur net.
Elle s’habilla en hâte et sortit de la chambre d’un pas rapide en direction du bureau de Kachiko.
*
* *
Kachiko et Malice observaient le manteau qu’elles avaient pris à Laetoria. Sur la table, il y avait plusieurs kimonos qu’elles tentaient d’agencer avec le manteau.
On frappa à la porte de manière franche.
Kachiko ouvrit pour laisser entrer une Laetoria affolée.
— J’ai perdu mon… elle s’arrêta en voyant sur la table le manteau que le Duc WeissGreif lui avait donné. Elle jeta un regard noir à Kachiko et Malicya et demanda : pourquoi avez-vous pris mon manteau !?!
— Pour te faire une surprise, viens avec moi. J’ai fait venir mon amie Malicya pour m’aider avec les tissus et agencer le tout, tu vas voir, elle est une excellente couturière. Crois-moi, c’est pour toi que je le fais !
Laetoria avança en silence. Elle devint soudainement très méfiante envers Dame Kachiko, c’était la première fois que la kitsune la voyait poser sur elle un regard aussi sévère depuis son arrivée au Lotus Noir. Elle lui répondit d’un sourire, pour tenter de désamorcer son courroux.
Malice amena, en silence, un des kimonos choisis. Il était fait de soie blanche et peint de dessins de plumes argentées. Elle l’enfila à Laetoria en lui souriant, malgré la colère de l’esprit-louve. Elle l’aida ensuite à mettre le manteau qui s’harmonisa à merveille au kimono, lui donnant un air de pureté. Taillé pour un homme, la découpe était trop ample pour Laetoria. Malicya installa donc une douzaine d’épingles dans le dos pour le cintrer convenablement. Une fois terminé, elle sortit une grande bande de tissu noir en satin brodé d’oiseaux en argent. Elle en fit une obi, une large ceinture avec une boucle qu’elle installa autour de la taille de la jeune femme. Elle utilisa le reste du tissu pour faire deux grandes bandes qu’elle fixa avec des épingles pour faire des manches sur le manteau.
Kachiko de son côté sortit un peigne que lui avait apporté le duc WeissGreif pour offrir à Laetoria, mais que la kitsune ne lui avait pas encore remis. Elle l’installa dans les cheveux de l’ookami avec deux autres peignes appartenant à la kitsune.
Kachiko posa sur elle un regard fier, visiblement satisfaite du résultat, et prit doucement la main de Laetoria pour entrainer l’esprit-louve jusqu’au miroir.
Lorsqu’elle vit son reflet, des larmes coulèrent sur le visage de Laetoria.
— Le Duc WeissGreif vient te voir tous les deux jours depuis deux semaines. Il sera ici ce soir. Je crois qu’il aimerait beaucoup voir à quel point tu es devenue belle, tu ne penses pas ? dit Kachiko.
Laetoria toucha ses cheveux et les regarda dans le miroir.
— J’ai l’impression que pour être à nouveau belle un jour je vais devoir changer de visage… je ne peux plus me regarder sans entendre les paroles méchantes de mes anciens bourreaux, sa voix s’arrêta sous l’émotion alors que les larmes continuaient de couler. Une boule lui serrait la gorge. Elle finit par dire : Ils…. Ils disaient que j’avais des cheveux blancs comme une sorcière !
Malicya approcha et mit la main dans les cheveux de la jeune femme. Elle incanta un sortilège et l’énergie magique courue sur la chevelure de l’esprit-louve pour changer sa couleur la rendant noire de jais. Ses oreilles et sa queue devinrent aussi noires, seule une mèche blanche demeura.
— Pour Malicya, être une sorcière c’est un compliment ! Regarde ce que ma magie peut faire. Tes anciens bourreaux ne te reconnaîtront pas, mais le Duc, lui, si. Malicya peut rendre tout ceci permanent si tu le désires, et ajuster le manteau qu’il t’a donné pour que tu le portes avec ce kimono. Tu es presque aussi belle que Kachiko, dit la princesse sandrakovienne en serrant doucement l’épaule de Laetoria en signe d’encouragement.
Laetoria sanglota en voyant à quel point elle était enfin belle comme avant. Kachiko la prit doucement dans ses bras.
— Pourquoi ?…. Pourquoi faites-vous tout ça pour moi ? réussit-elle à dire en pleurant.
Kachiko soupira.
— Tu as vu le vase dans l’entrée du Lotus Noir ? Celui qui est grand comme toi et fait de porcelaine ? demanda la kitsune.
Laetoria sécha ses pleurs et dit :
— Celui que vous avez mis pour remplacer celui qui a été brisé par un client la semaine dernière ?
Kachiko fit son sourire énigmatique de kitsune.
— Il était un peu enivré et l’a renversé par accident. Quand il a vu ce qu’il avait fait, il s’est confondu en excuse et a voulu me le rembourser. J’ai refusé. J’ai pris chacune des pièces et je les ai recollées. J’ai donné une couche de laque et je l’ai fait repeindre par un artisan. C’est le même vase, mais il est encore plus beau qu’avant. Ce que je fais pour toi, je l’ai fait pour toutes les filles qui sont ici. J’ai soigné leurs blessures, guéri les maladies que des salauds leur avaient laissées. Je les ai rendues belles à nouveau… Pour certaines, encore plus belles qu’elles ne l’étaient avant. Toi-même, c’est la première chose que tu as vue en entrant ici. Puis j’ai travaillé à guérir leurs cœurs et leurs âmes… c’est long et dur. Pour plusieurs, j’y travaille encore, mais je ne désespère pas. Le Lotus Noir n’est que le début. Il est plus que temps qu’ailleurs dans la ville on commence à nous respecter. Qu’on cesse de nous traiter comme des paillassons… que les Serpents Verts paient pour ce qu’ils vous font subir, tu ne penses pas ?
— Oui ! dit Laetoria en serrant les dents.
— J’ai travaillé longtemps dans un bordel écœurant de cette ville, j’ai vu de la souffrance, de la peur et de la misère pour cette vie et la prochaine… et j’en ai marre ! À ces paroles, le regard de Kachiko se mit à briller, aucun humain n’aurait pu comprendre, mais Laetoria, elle, le saisit tout de suite : le renard venait de prendre la place pendant un instant de la part humaine de la kitsune. Un renard mu par une telle colère qu’il n’aurait de répit que lorsque tous les mécréants auraient péri sous ses griffes et ses crocs.
— Le Quartier des Criées… commencez par ce quartier, c’est le pire de tous… c’est de la que je viens ou plutôt c’est là que j’ai fini par échouer, dit Laetoria.
Kachiko sourit, en un instant le renard avait de nouveau cédé le pas à la part humaine et la kitsune dit :
— Aimes-tu la tenue que nous te proposons ?
— Oui ! Elle est superbe ! Vous pensez qu’il l’aimera ? demanda Laetoria.
— Quand je t’ai vu et que j’ai vu le manteau, j’ai eu une vision : une superbe grue blanche de la Cité de Jade. Un oiseau gracieux, délicat et grand comme toi. J’ai tout de suite pensé à cette tenue. Lord WeissGreif a été ambassadeur à la Cité de Jade, où l’on trouve ces oiseaux et le symbole de leur famille est un griffon, une créature mi-oiseau, mi-lion. Crois-moi, il adorera. Et… tu sais, ici chacune des courtisanes a son client préféré. Un client qu’elles considèrent comme plus important que les autres. Un client qui a la priorité. Si tu le désires, il pourrait devenir ce client pour toi.
Laetoria rougit et regarda le sol. Ses oreilles s’aplatirent sur sa tête. Pendant un instant Kachiko crut voir Malice.
— C’est un gentilhomme, il n’aimera jamais une courtisane, murmura Laetoria honteuse.
— N’importe laquelle autre courtisane du Lotus Noir, non, tu as raison. Mais Laetoria, la Grue Blanche du Lotus Noir, celle qu’il a sauvée des mains des Serpents Verts, crois-moi, elle saura le frapper droit au cœur.
— Vous… vous le pensez vraiment ?
— Oui et nous le verrons ce soir. Aller va prendre un bain fais-toi belle, Malicya et moi nous nous occupons du costume. Pour lui, ce soir, tu seras la plus belle femme du monde.
Laetoria remercia les deux jeunes femmes. Elle sortit en souriant et en chantonnant, heureuse.
Une fois la porte refermée, Malice déposa le manteau sur la table. Elle traça des symboles magiques dans l’air et des dizaines d’araignées faites de cristal apparurent. Elle les contrôla de sa magie et les arachnides commencèrent à découdre et recoudre le manteau pour l’adapter au corps de l’esprit-louve à une vitesse et une précision qu’aucune couturière n’aurait pu accomplir.
— Tu pensais utiliser Laetoria pour convaincre le Duc de rejoindre notre cause ? Ou tu le fais pour Laetoria ?
Kachiko fit une fois de plus son sourire énigmatique de kitsune.
— Parfois, il y a plus d’une bonne réponse à une question Nekohime… elle marqua une pause et cette fois c’est le renard qui parla : nous commencerons par le Quartier des Criées…
*
* *
Le Duc WeissGreif arriva au coucher du soleil. L’automne approchait à grands pas et les journées commençaient déjà à devenir plus courtes. Il portait un grand manteau blanc, similaire à celui qu’il avait donné à Laetoria et dès son arrivée Kachiko l’invita à la rejoindre dans son bureau.
S’attendant à ne pas pouvoir voir Laetoria une fois de plus, il commença à sortir le présent qu’il avait apporté pour la jeune femme et la lettre qui lui était destinée en montant les marches vers le dernier étage.
Il entra dans le bureau et vit Laetoria qui l’attendait. Il la trouva tellement belle qu’il figea et échappa le présent qu’il lui réservait sur le sol. Le paquet s’ouvrit révélant une superbe boite à bijoux faite d’or blanc finement ciselé. Le couvercle s’entrouvrit laissant échapper quelques notes cristallines de musique.
Laetoria sourit, fière de l’effet qu’elle avait eu sur le Duc.
— Vous me reconnaissez… malgré la couleur de mes cheveux ?
— Votre visage est toujours le même… et vos yeux aussi. Comment… comment pourrais-je ne pas vous reconnaître ? dit-il timidement.
— Vous aimez ? Dame Kachiko a fait adapter le manteau que vous m’avez offert. Avec le kimono blanc et les motifs, elle trouve que j’ai l’air d’un oiseau, dit Laetoria en tournant sur elle même pour dévoiler chacun des détails de sa ravissante tenue.
— Vous êtes splendide… et gracieuse comme une grue blanche. Il sourit et ramassa la boite tombée sur le sol. Il continua : pardonnez ma surprise, je vous avais apporté un présent. Une boite à bijoux qui fait de la musique. C’est un petit mécanisme d’horlogerie fait par un artisan nain, il y a un loup gravé sur le couvercle. Quand je l’ai vu dans l’échoppe, elle m’a fait penser à vous.
Kachiko, qui vit la boite du coin de l’œil, savait que le Duc venait de dire un joli mensonge. Ce genre d’objet aussi précieux n’était fait que sur mesure, surtout si un loup avait été gravé sur le couvercle.
Laetoria très heureuse la prit doucement et l’observa.
— Elle est splendide, merci beaucoup !
— Vous… vous allez bien ?
— Oui ! Dame Kachiko est une vraie perle, elle… Elle m’a soignée de tous mes maux et m’aide beaucoup ! Je pourrai recommencer très bientôt à travailler pour le Lotus Noir, dit Laetoria d’un ton joyeux.
Laetoria n’avait pas le talent de Kachiko pour lire le cœur des hommes, aussi elle ne remarqua pas, comme la kitsune, la mâchoire du Duc qui se serra avant le sourire timide qu’il lui fit.
L’esprit-louve s’approcha du Duc et prit sa main. Elle sentait son parfum, un mélange de cannelle, d’ambre, d’épices et du vent de la mer. Elle lui fit son plus beau sourire et dit :
— Dame Kachiko m’a dit que j’ai le droit de choisir un client… un client qui serait privilégié. Il pourrait me voir à son bon vouloir. Je… Laetoria s’arrêta, fixa soudainement le sol se sentant honteuse. Elle trouva le courage d’ajouter sans regarder le Duc dans les yeux : pardon… pardonnez-moi, un gentilhomme comme vous ne doit pas fréquenter des filles comme moi, son image en serait sans doute ternie.
Eiden WeissGreif embrassa doucement la main de Laetoria, comme l’aurait fait un gentilhomme auprès d’une grande dame. Laetoria leva les yeux et ne vit que son sourire, sans percevoir la tristesse dans son regard.
— Si j’étais ce client spécial, est-ce que ça vous plairait ? Pour être honnête, je me moque de ce que d’autres pourraient penser.
Le regard de Laetoria s’illumina de joie. Ses oreilles et sa queue se dressèrent. D’un geste spontané et sans réfléchir, elle embrassa le Duc.
L’esprit-louve n’avait jamais eu droit à un baiser tendre de la part d’un homme, ses clients précédents se contentant de prendre ce qu’ils voulaient comme des voleurs, avant de la laisser à son désarroi. Le Duc répondit au baiser de Laetoria avec une telle tendresse que la jeune femme en fut émue… avant de reculer et s’empourprer en réalisant qu’elle venait littéralement de sauter au cou du noble.
— Pardon… Vos lèvres ont le goût de la cannelle.
— Les WeissGreif sont des commerçants. Je fais le commerce de ressources et d’épices… et j’adore la cannelle. Si… si je suis votre client privilégié, je… Il marqua une pause visiblement mal à l’aise, puis reprit : j’aimerais être le seul à embrasser vos lèvres.
— Vous le serez, c’est promis, lui dit Laetoria avec un sourire.
*
* *
Volenn et ses troupes avaient regagné l’ancien Labyrinthe du Cercle des Ténèbres. Ils avaient commencé à s’entrainer dans le but de maîtriser leurs pouvoirs nouvellement acquis, octroyés par le Phoenix Noir. Nox et Scencya les avaient rejoints et pris la place des officiers directement sous les ordres de Volenn pour l’aider à cette tâche. Kymeria était la seule à ne pas avoir accepté le don du Phoenix Noir préférant se consacrer à son dieu. Elle avait demandé à pouvoir conserver l’ancien Sanctuaire du Cercle et Dimitriel avait convaincu Asuna d’accepter même si tous deux savaient qu’elle prévoyait y faire un temple dédié à Axatriel. Ils avaient échangé ce cadeau contre une promesse de continuer de les aider de son mieux, comme Nox et Scencya le faisaient, ce qu’elle avait accepté avec un sourire sincère.
Asuna, Dimitriel, Malicya et Kymeria avaient donc aidé les troupes de Volenn à développer leurs nouveaux pouvoirs.
Ils s’étaient entrainés pendant une semaine afin de mieux comprendre et utiliser leurs nouveaux dons. Asuna leur avait aussi appris à travailler davantage en équipe et en synergie les uns avec les autres. Bien que les résultats fussent loin de ceux obtenus lors de leur entrainement tous les cinq, l’érinye n’en était pas moins satisfaite.
En une semaine, ils furent en mesure de maîtriser les bases, mais Asuna, Dimitriel et Malicya comprirent rapidement que les pouvoirs donnés par le Phœnix à Volenn et ses hommes étaient beaucoup moins puissants que ceux qu’avaient Dimitry, Asuna et les jumelles. Ils étaient toutefois un atout non négligeable aux dangereux talents d’assassins qu’ils maîtrisaient déjà.
Durant ces jours d’etrainements intensifs, les anciens assassins avaient appris à utiliser le feu noir pour lancer des boules de feu et guérir leurs blessures.
Satisfait, Volenn annonça que leur groupe se nommerait maintenant le Cercle de Flammes Noires, embrassant avec enthousiasme la nouvelle mission que leur avait confiée le Phoenix.
En plus de l’entrainement, Volenn et les membres du Cercle de Flammes Noires avaient aidé Dimitriel, Asuna et Malice à s’installer dans les ruines du temple de Marakinae Ilani.
Grimger et ses artisans les avaient aussi rejoints et les nains du Temple de Trois avaient mis l’épaule à la roue pour aider le Phoenix Noir à monter leur quartier général dans l’ancien temple. Ce lieu leur servirait de base principale et de point de ralliement pour la guerre civile à venir.
Lentement, les pièces se positionnaient sur l’échiquier. Le coup d’envoi était prévu pour les Nuits Empoisonnées, une fête religieuse à la gloire d’Urielle lors de laquelle l’attention de l’Archiduc et de ses plus proches collaborateurs serait détournée. Plus les jours passaient et plus une grande fébrilité gagnait les conspirateurs.
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Le Phoenix Noir avait discuté pendant plusieurs heures de la stratégie à adopter pour débuter l’offensive et lancer la guerre civile. Ils étaient rapidement tombés dans une impasse.
Asuna, d’un côté, voulait frapper d’abord des cibles stratégiques, comme les casernes et les banques. Kachiko, pour sa part, voulait d’abord aider la population et nuire au financement des vassaux de l’Archiduc. Elle pensait débuter par le Quartier des Criées, fief de l’infamie et des groupes criminels qui étaient les principaux supporteurs du tyran qui dirigeait la ville.
Pour tenter de gagner les autres qui penchaient pour la suggestion d’Asuna, Kachiko avait réussi à les convaincre de visiter le Quartier des Criées.
Nox et Scencya s’étaient proposés comme guides puisqu’ils connaissaient très bien le quartier pour y avoir fait de nombreux assassinats pendant leurs débuts au Cercle. Kachiko et Asuna connaissaient aussi bien l’endroit.
Peu après la tombée de la nuit, Asuna, Dimitriel, Kachiko, les sœurs Khan’Rajah et les elfes noirs étaient partis en direction du quartier miteux, à la lisière des sections de la ville réservée aux non-humains.
Le quartier était au niveau du sol comme la majorité des quartiers pour les gens du peuple, les Tours-Cités étant davantage réservées aux bourgeois ou à la noblesse. Parmi les méandres des canaux qui parcouraient la ville se dressaient des murs hauts de trois étages reliant les maisons comme une grande bastide. Ce genre d’architecture était en général réservé pour la défense, mais Dimitriel compris tout de suite qu’ici il servait à emprisonner les pauvres âmes qui s’y trouvaient.
D’une des trois arches qui permettaient d’entrer dans le quartier, on pouvait entendre des cris et des gens qui discutaient d’une voix forte. Les rues étaient illuminées de torches qui les faisaient briller comme une étoile dans la nuit en contraste avec tous les quartiers autour beaucoup moins éclairés.
Depuis le massacre des hommes de Sertor et de Frykt dans le Sanctuaire du Cercle, quelques jours plus tôt, de nombreuses rumeurs circulaient concernant le Cercle des Ténèbres dans toute la ville. Plusieurs disaient qu’ils avaient été anéantis et d’autres qu’ils s’étaient tous massacrés entre eux. Dimitriel et Asuna avaient suggéré qu’ils s’affichent clairement avec leurs masques du Cercle lors de leur sortie. D’une part, les rumeurs changeraient drastiquement et d’une autre, personne n’oserait venir les importuner pendant leur visite. Tous avaient acquiescé et Kachiko avait pris une précaution supplémentaire en adoptant, grâce à ses illusions, l’apparence de Sayako qu’elle utilisait depuis le début de leur conflit avec le Cercle de Ténèbres pour éviter de relier le Phœnix Noir au Lotus Noir.
Ils passèrent donc l’arche avec leurs demi-masques du Cercle sur le visage. Ils furent rapidement accueillis par l’odeur âcre de la poudre des rêves amers, une drogue qui faisait des ravages ici. Partout autour d’eux, les clients se bousculaient vers des femmes et des esclaves forcés de se prostituer par des maquereaux qui trainaient autour des bordels miteux et mal construits qui pullulaient le long des rues sinueuses et sales du quartier.
Un peu plus loin, un maquereau monté sur un tonneau criait les services que les femmes autour de lui offriraient aux clients qui les dévisageaient avec appétit.
— C’est pour cette raison qu’on nomme cet endroit le Quartier des Criées… Les prostitués, souvent forcées, voient leurs charmes vendus à la criée au plus offrant, dit Nox tout bas à l’attention de Dimitriel et des jumelles.
— Le quartier porte aussi le surnom de « Marché aux Poissons », parce que les poissons sont aussi vendus à la criée par les impériaux sur les quais des principales villes de l’Empire… ça et… ajouta d’abord Scencya, mais voyant le malaise dans le regard de Triel elle s’arrêta.
— Ça et… parce que le poisson est ce qu’il y a de plus périssable et comme les filles ici, mieux vaut le consommer frais, car dans les deux cas ils dépérissent vite, termina Kachiko.
Le masque du demi-elfe cacha la moue de dégoût sur son visage.
Partout autour d’eux, la misère et l’abus. Des elfes, des demi-elfes, des halfelins… même quelques yokais et des humaines, originaires des coins reculés de monde, loin des frontières de l’empire, étaient forcées de se vendre. Leurs regards étaient mornes et vides. Elles faisaient peine à voir. Puis Dimitriel vit des enfants, de l’âge de Johann, forcé de faire de même. Il serra la mâchoire et ravala la bile qui montait dans sa bouche, il avait le goût de vomir, mais plus encore, il aurait voulu massacrer tous ceux qui faisaient du mal à ces pauvres victimes.
Un maquereau s’approcha de lui, un homme des Serpents Verts à la solde des Farkas, une famille noble vassale de l’Archiduc. Ses vêtements de cuir empestaient la sueur. Il fit un sourire en dévoilant ses dents limées en pointes pour le rendre plus menaçant, une coutume typique des hommes des Serpents Verts.
— Des assassins du Cercle ? J’ai entendu dire que vous étiez en voie de disparition… Puis-je offrir à messire les services de la jolie Sasha ? dit l’homme, en pointant une demi-elfe au regard vitreux perdue dans les fumées de la poudre des rêves amers et au visage émacié par la faim.
Les muscles de Dimitriel se crispèrent et instinctivement, il descendit la main pour saisir sa dague et égorger ce mécréant.
Kachiko posa doucement la main sur son bras et lui murmura à l’oreille :
— Calme-toi… patiente, son heure viendra…
Avec tous les efforts du monde, le demi-elfe se calma et fit un signe négatif de la tête. Le maquereau rit d’un air méprisant et parti vers un autre client en maugréant :
— Un autre sodomite…
Il n’avait pas réalisé qu’il venait d’échapper à une mort certaine. Le demi-elfe se força à l’ignorer et, dès qu’il fut hors de portée de voix, dit à la kitsune :
— Pardon… j’ai failli faire tout échouer.
Kachiko, sous les traits de Sayako, lui répondit :
— Tu as le goût de toutes les sauver… de brûler ceux qui leur font du mal. Le demi-elfe acquiesça en silence et Kachiko reprit : si ce n’était pas le cas, je ne t’aimerais pas autant. Quand nous en aurons fini avec eux, nous ferons des miracles avec ce quartier, crois-moi… et plus personne ne leur fera du mal.
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* *
À quelques pas de là, Kymeria remarqua une maison abandonnée et placardée avec d’étranges symboles et grigris cloués au mur. Personne ne semblait approcher de la chaumière. Elle s’avança pour toucher un des objets et ressenti un froid intense glacer ses doigts.
— On dirait des talismans pour se protéger des esprits.
— C’est sans doute le cas… plusieurs endroits sont réputés être hantés par ici. Le pire serait le plus grand édifice au bout de la rue. Il y a beaucoup de morts violentes ici… les âmes en peine doivent avoir de la difficulté à trouver le repos, lui répondit Asuna.
— Le monde des ombres dans ce coin de la ville doit être particulièrement sinistre et dangereux, continua la prêtresse elfe noire.
— Il l’est… pourquoi crois-tu que je vous aie toujours interdit de vous rendre ici par les ombres ? ajouta l’érinye.
Kachiko, Dimitriel et les jumelles arrivèrent à leur hauteur et Asuna se tourna vers Kachiko.
— Cet endroit est épouvantable, je te l’accorde, mais je persiste à dire que ce n’est pas la meilleure stratégie de commencer par ici, chuchota l’ange noire. Elle semblait être la seule à ne pas être affectée par la misère qui sévissait dans le quartier.
— Regarde le visage des jumelles… regarde celui d’Alice. À ces mots, Asuna regarda le visage livide de la princesse. Alice venait de voir une jeune esprit-chatte se faire saisir par les cheveux et entrainer de force dans un des bordels miteux par un des hommes des Serpents Verts. L’esprit-chatte avait des fers aux pieds et aux poignets et le poil de sa queue grise était clairsemé de plaques de gale. La vision avait horrifié la princesse. Le cœur de l’érinye se serra en voyant le désarroi sur le visage de sa koshenya. Les jumelles auraient fini ici après être passé dans les mains de l’Archiduc si nous n’étions pas intervenus pour les sauver… des âmes brisées parmi tant d’autres… oubliées, négligées et abusées. Je pense qu’elles l’ont réalisé en entrant ici, tu ne penses pas ? demanda la kitsune.
Le regard de l’ange déchue brillait d’une profonde colère. Kachiko n’avait vu ce regard qu’une seule fois, le jour ou l’érinye avait tenté de la tuer par jalousie et colère. Asuna garda le silence le temps de se ressaisir.
— Tu as raison… ce n’est pas stratégique, mais on doit commencer par ici. Je vais trouver un plan pour… Asuna réfléchi, hantée par le visage d’Alice qu’elle n’osait plus regarder. Je vais trouver un moyen, ajouta-t-elle.
Kachiko prit la main de l’érinye dans la sienne et la serra doucement.
— Tu es la meilleure stratège qu’il m’ait été donné de rencontrer. Je suis sûre que tu trouveras une bonne idée, termina la kitsune.
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L’atmosphère devenait de plus en plus oppressante pour Dimitriel et les jumelles et Kachiko jugeaient qu’ils en avaient assez vu pour avoir une bonne idée du mal qui rongeait l’endroit et les convaincre de l’importance d’agir.
Le Phoenix Noir se dirigea donc vers une des arches pour sortir du quartier. Alors qu’ils arrivaient près de l’arche, les bordels cédaient le pas aux minuscules chaumières des habitants du quartier. Plusieurs prostituées pratiquaient ici de manière indépendante.
Elles étaient libres, même si cette liberté était illusoire, car elles devaient verser une part de lion aux criminels du quartier pour continuer de bénéficier de ce privilège.
Sur le pas d’une des chaumières, une petite demi-elfe pleurait. On lui aurait donné à peine six ou sept ans si elle avait été humaine.
Ne voyant pas de truands du quartier ou de clients dans les parages, Kachiko s’approcha de la petite.
— Qu’est-ce qui ne va pas, mon ange ? lui demanda-t-elle avec une voix douce.
— Maman… maman va très mal et je ne veux pas qu’elle meure ! sanglota la petite.
— Qu’est-ce qu’elle a ta maman ? On l’a battue ? demanda Kachiko, cherchant à en apprendre davantage.
La petite fit un signe négatif de la tête et continua :
— Maman a demandé à la vieille Ortena de faire sortir le bébé qui était dans son ventre… On n’a pas les moyens d’avoir un petit frère… La vieille Ortena a dit à maman qu’elle serait malade pendant deux jours et qu’elle serait mieux ensuite. Ça fait une semaine et maintenant elle fait de la fièvre. Elle ne peut plus voir de clients et on va nous jeter à la rue… et je ne veux pas qu’elle meure et… et…
Kachiko fit signe à la petite de se calmer. Cette vieille folle d’Ortena avait encore tenté de filer des anges avec ses crochets souillés. Elle avait trop de fois vu le résultat.
Dimitriel, Asuna, les jumelles et les autres arrivèrent sur ces entrefaites. Kachiko entra dans la chaumière et les autres la suivirent en silence.
La maison était misérable. Le toit de bardeaux était ouvert par endroit et de l’eau de la pluie qui était tombée pendant la journée coulait au goutte-à-goutte dans deux chaudrons rouillés laissé sur le sol. Une odeur de moisissure et de sueur empestait et les mouches s’en donnaient à cœur joie sur les taches, d’une nature inconnue, qui marquaient le sol. L’air était vicié et lourd. Les seuls meubles étaient une table avec deux tabourets et un lit dans lequel une elfe des forêts était étendue.
La femme semblait divaguer. La sueur perlant sur son front confirma à Kachiko qu’elle avait une violente poussée de fièvre. Du sang frais tachait les draps. Elle était arrivée juste à temps. Elle avait dû être jolie, très jolie et on lui aurait donné le milieu de la vingtaine, si elle avait été humaine, mais Kachiko savait que pour une elfe, le temps avait une emprise bien différente.
Elle s’approcha doucement de la jeune femme sous le regard inquiet de la petite fille. Kachiko posa sa main sur la sienne. Elle chantonna en murmurant une prière à Inara. En quelques secondes, le corps de l’elfe se nimba d’une lueur or. La fièvre tomba et elle s’endormit paisiblement. Le puissant miracle divin lancé par la kitsune venait de guérir son infection, soigner son corps et le purifier.
Kachiko se tourna vers la petite. Elle essuya les larmes sur le visage de l’enfant et lui demanda :
— Comment t’appelles-tu ?
— Isa… est-ce que maman va s’en sortir ? répondit la petite.
— Elle n’a plus rien à craindre. Tu es venue juste à temps, dit d’abord la kitsune. Puis, elle soupira et ajouta sans regarder le visage de ses amis : j’aimerais la ramener avec nous…
Kachiko s’attendait à ce que Dimitriel ou Asuna protestent, mais il n’en fut rien.
Elle sentit d’abord la main chaude du demi-elfe sur son épaule. Alice et Malice dirent à la petite fille de ramasser sa poupée et de les suivre.
Puis, Asuna s’approcha doucement de l’elfe. La même Asuna, pour qui la compassion se résumait souvent par une mort rapide, enveloppa doucement l’elfe dans sa couverture et la souleva avec précaution avant de sortir de la chaumière en silence. Pour l’érinye, le corps frêle de l’elfe ne pesait presque rien.
Tous repartirent en silence et quittèrent le quartier.
Ceux qui reconnurent Asuna racontèrent le lendemain que l’Ange de la Mort de Valmyr était venu chercher une âme dans le Quartier des Criées.